L’ouverture … squelettique, est un pied de nez à la Toccata de l’Orfeo de Monteverdi, le ton est donné, les premières images donnent en spectacle une femme boulimique et fessue, dont le visage, les yeux, la bouche, se déforment progressivement en un rictus de panique, le rideau s’ouvre… sur la même, gargantuesque, vautrée sur le plateau(3). Prouesse technique et uppercut, ainsi démarre Le Grand Macabre, et le « too much » ne cessera plus. Ligeti avait renié en 1997 Peter Sellars et sa transposition politique et pessimiste, on regrette qu’il n’ait pu voir le travail de la Fura dels Baus tant elle semble conforme au cocktail Ghelderode/Ligeti.
Issue d’une pièce pour marionnettes et écrite en 1934, La Balade du Grand Macabre de Michel de Ghelderode vient en droite ligne de l’esprit de Bosch et de Breughel, mais puise aussi dans le surréalisme, la tradition du théâtre de l’absurde, et celle de la farce populaire et rabelaisienne. Ligeti, avec Michel Meschke, alors directeur du théâtre de marionnettes de Stockholm, adapte en 1978 ce livret qui lui semble « fait pour mes conceptions musico-dramatiques », et lui offre l’occasion de répondre aux thèses de l’anti-opéra, poncif intellectuel du temps. Il lui faut alors concentrer l’action ; versifier un texte rendu plus apte à la mise en musique ; changer le nom des personnages et en créer de nouveaux, comme l’inénarrable chef de la police secrète Gepopo ; mais surtout modifier la fin, que Ligeti trouve trop faible dramatiquement, en laissant totalement ouverte la question de savoir si Nekrotzar est l’ange de la mort ou un simple charlatan. Le résultat est une farce grotesque et … poilante, éclat de rire irrésistible et tonitruant conjurant la peur de la mort sur un synopsis d’une simplicité redoutable : dans le pays de Breughellande, Nekrotzar prédit la fin du monde, une comète devant tout anéantir à minuit. Avec l’ivrogne Piet comme monture, il annonce la malheur au pays, rencontrant successivement les amants Amando et Amanda, la nymphomane Mescalina et son masochiste d’époux Astradamors, et le prince régnant Go-Go. Las, la fin du monde tournera en orgiaque soirée dansante, au terme de laquelle il ne reste plus à Nekrotzar, à défaut d’avoir anéanti le monde, qu’à inviter tout le monde à vivre dans la joie et l’ivresse.
On pouvait faire confiance à la Fura dels Baus pour traduire l’humour absurde et énorme de la farce, tout en craignant que la surenchère ne finisse par la détruire. Il n’en est rien : avec ses ressources d’imagination visuelle et technique habituelles, la compagnie montre surtout une compréhension profonde du ressort des deux œuvres, celle de Ghelderode et celle de Ligeti, la dérision et la tendresse. Elle rend tout le bric-à-brac breughélien parfaitement lisible, et unit de façon idéale prouesse technique, verve imaginative, et fidélité au travail de Ligeti, sans la moindre action ou image gratuites. Tout un imaginaire bigarré, foisonnant, virtuose, se déploit sur tout l’espace scénique, mêlant vidéo, danse, trucages, escamotages et apparitions, chanteurs dans la salle, techniciens et musiciens faussement égarés sur scène, et par-dessus tout, ce corps échoué sur scène qui comme la baleine de Jonas avale ou régurgite au fur et à mesure de sa décomposition chanteurs ou intestins, ébats sexuels et orgies vineuses, mastodonte dont les entrailles ouvertes exhibent une cuisine bordélique, une boite de nuit branchée, dont la cuisse abrite les amoureux transis, et les fesses rebondies un blockhaus pour soldats d’opérette, et qui parfois darde ses yeux sur la salle comme dans un vrai-faux cauchemar.
Si le pays de Breughellande est déjanté, que dire de celui où de deux langues officielles, l’une, le français, est rejetée du plateau, au profit de l’anglais, au motif justement de « la structure bi-linguistique ». L’absurdité ne règne pas que sur le plateau… Il est vrai qu’une autre raison, meilleure, préside au choix de la version anglaise de 1996(4) : Ligeti lui-même dit avoir supprime certaines « utopies » de la première(5), et raccourci les passages parlés. Coup de chapeau ébahi aux interprètes, dont la dépense physique sans retenue n’a d’égale que la prouesse vocale, dans une partition peu économe de virtuosité. Nékrotzar ambigu et habile de Pavlo Hunka, wagnérien émérite, unissant ici puissance vocale et subtilité dramatique ; sortie hilarante de l’anus de la géante de l’irresponsable Prince Go-Go, et prouesses vocales d’un Brian Asawa incendiant le plateau ; c’est du mamelon (gauche, pour être vraiment précis…) que sortent le couple d’amants érotomanes, chairs de leurs chairs au sens premier, Ning Liang et Frode Ohlsen habillant de velours les rares moments élégiaques de la partition ; Vénus suspendue à un fil, ou chef surexcité de la police secrète, Barbara Hannigan imite Nathalie Dessay au meilleur de sa forme dans des pitreries vocalement électriques. Enfin, et sans détailler des seconds rôles tous excellents, hommage particulier au Piet de Chris Merritt, sonore et précis, émouvant ou hilarant, à la Mescalina hystérique de Ning Liang, et à l’Astradamors pathétique de Frode Olsen.
Dans la fosse, à la tête d’un orchestre nerveux, racé, Leo Hussain fait un magnifique travail, millimétré, généreux, et sait réserver aux chanteurs un nécessaire soutien. Travail d’orfèvres !
P.S. On lira avec intérêt la communication de Roland Beyen, grand spécialiste de Ghelderode, à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique : « De La Balade du Grand Macabre de Ghelderode à l’opéra Le Grand Macabre de Ligeti.
(1) Alexandre Kravets les 26 mars et 1er avril
(2) Werner van Mechelen les 24, 27 et 31 mars, les 2 et 4 avril
(3) Imaginée d’après les sculptures hyperréalistes de Ron Mueck
(4) Enregistrée chez Sony
(5) Enregistrée chez Wergo