En décidant de confier cette production d’Hérodiade à un metteur en scène et à des chanteurs familiers de l’œuvre, les opéras de Saint-Etienne et de Marseille pensaient probablement jouer sur le velours. Or si l’on sort émerveillé de cette première à Marseille, ce n’est pas spécialement à ces solistes qu’on le doit, même si aucun ne démérite, mais bien aux forces propres à la maison, l’orchestre et le chœur, qui se montrent brillamment à la hauteur du défi. Pour l’un comme pour l’autre le titre ne fait pas partie du répertoire d’usage : la dernière représentation remonte à 1966 ! C’est dire ce que la mise au point a dû nécessiter de travail et d’investissement pour atteindre à cette réussite, qui confirme la rédemption entreprise depuis plusieurs années.
C’est Lawrence Foster, le directeur musical de l’orchestre, qui avait été annoncé au moment de la publication de la saison. Il cède la place à son assistant, Victorien Vanoosten, alors que ce dernier s’apprête à rejoindre Berlin où Daniel Barenboïm l’a appelé. Sa lecture du Portrait de Manon et de Madame Chrysanthème avait révélé la lucidité et la fermeté d’un regard soucieux d’embrasser les partitions dans leur entière complexité. Il accomplit avec cette Hérodiade un sans-faute qui rend d’autant plus énigmatiques les quelques huées qui l’ont accueilli aux saluts, dans une marée d’approbations. Sa direction a l’assurance, l’élégance, la précision, qui soulignent les moindres nuances musicales sans rien sacrifier de l’énergie, et elle a résolu magistralement le problème de l’équilibre sonore entre la fosse et le plateau. On est conquis dès l’ouverture et on ne cessera de l’être, tant la réponse des musiciens donne l’impression d’être le témoin fasciné d’un dialogue amoureux et jubilatoire entre les instrumentistes et le chef. Violoncelles, saxophone, harpes, cuivres, cordes, bois, percussions, tous brillent de justesse et d’ardeur, et si les soli sont irréprochables, la polyphonie ne l’est pas moins, qui restitue avec une subtilité délicieuse les échos « orientaux » ou liturgiques de la composition musicale.
Comme l’ouverture avait subjugué, les premiers chœurs imposent la qualité de la préparation. Après deux ans de travail, Emmanuel Trenque peut être fier des progrès réalisés, d’autant que pour Hérodiade des chanteurs supplémentaires sont venus étoffer l’effectif régulier. Dans cette œuvre où les interventions chorales sont nombreuses et souvent complexes, avec des croisements et des superpositions, la cohésion, la justesse, le mordant ou la douceur ravissent et font négliger les faiblesses de la direction d’acteurs.
Salomé (Inva Mula) et Hérode (Jean-François Lapointe) © Christian Dresse
Car il faut bien parler des mouvements de foule, ou plutôt de leur absence. Est-ce une volonté de Jean-Louis Pichon, après d’autres mises en scène de l’ouvrage, d’aller vers un spectacle aussi dépouillé que possible ? Est-ce une contrainte financière qui a induit les choix opérés ? On imagine sans peine la lourdeur du budget qui serait nécessaire pour donner au spectacle l’ampleur décorative du genre grand opéra. Reste que la proposition relative au décor et aux costumes, signée Jérôme Bourdin, ne convainc pas complètement. L’espace scénique est fermé par des stores géants, de ceux qu’on appelle « jalousies ». Et cela peut sembler pertinent puisque la jalousie d’Hérodiade et d’Hérode est un moteur de leurs actions. Taillées en pointe, les extrémités des lames peuvent être vues comme des lances et représenter un climat de violence et d’affrontements. Les panneaux du centre peuvent disparaître et libérer un espace qui reçoit des projections vidéo représentant le ciel, où les nuages peuvent s’amonceler et annoncer le malheur, ou les étoiles resplendir. Les lumières de Michel Theuil sont judicieusement étudiées pour créer des atmosphères et jouer avec les couleurs. Encore serait-il plus juste de parler de « la » couleur, car Jérôme Bourdin a conçu les costumes exclusivement dans un camaïeu entre l’ocre et l’or en passant par le rose. C’est beau, c’est élégant, mais c’est antidramatique : en revêtant les choristes de façon uniforme il rend incompréhensible la dispute de la première scène entre groupes différents. Quant aux costumes des solistes, certains ont leur logique, mais elle n’est pas toujours évidente. Que Salomé s’habille comme une danseuse explique la méprise d’Hérode. Hérodiade est bien solennelle, mais elle s’habille selon l’idée qu’elle se fait de son rang. Mais le macfarlane de Vitellius, comment le justifier ? Parce qu’il est en mission d’inspection pour le compte de Tibère ? Ce refus du pittoresque « oriental » nous a semblé pour le moins peu pertinent.
Représenter cet ouvrage est donc une gageure non seulement à cause de sa nature de « grand opéra » mais également en raison des voix à rassembler. Le rôle du Grand Prêtre n’expose guère Antoine Garcin, heureusement, car il a semblé affligé d’un vibrato excessif. On pourrait souhaiter un rien de douceur en plus à la Babylonienne de Bénédicte Roussenq, mais après tout elle ne cherche pas à séduire Hérode et son exposé est strictement professionnel. Jean-Marie Delpas est un Vitellius digne, malgré son accoutrement, et bien qu’à une ou deux reprises, poussé dans ses retranchements, l’accent du midi échappe à son contrôle et donne à Vitellius celui des joueurs de cartes de Pagnol. Nicolas Courjal porte avec stoïcisme la simarre destinée à étinceler dans la nuit et à caractériser le mage assyrien qu’il est censé incarner. Sa voix profonde et son élocution claire donnent au personnage l’aura nécessaire à justifier son rôle de confident du trio Hérode-Hérodias-Salomé. De ses invectives initiales au duo d’amour final, Florian Laconi ne cesse de nourrir le personnage de Jean d’une vaillance vocale spectaculaire, à la hauteur de l’enjeu, et son jeu d’acteur est au diapason, tout en restant sobre. Inva Mula n’a pas la même aisance car il manque à sa voix, essentiellement lyrique, le poids dramatique nécessaire pour restituer toute la passion d’un personnage audacieux – qu’on songe au périple qu’elle a accompli pour retrouver sa mère – et engagé totalement dans son amour pour Jean. Cependant le métier est là et lui permet une prestation digne, accueillie diversement aux saluts. Même remarque et même sort partagé par Béatrice Uria-Monzon, pour qui le personnage d’Hérodiade n’a plus de secret et qui a donc toutes les cartes en main pour en interpréter toutes les nuances. Toujours impeccable et précise en scène, peut-être à cause de la tension de la première, elle nous a semblé sur ses gardes, et donc un peu moins engagée que nous l’aurions aimé. Jean-François Lapointe aime-t-il le personnage d’Hérode ? Son interprétation, irréprochable sur le plan vocal – à quelques ports de voix pour nous un rien excessifs près – est remarquable aussi sur le plan théâtral mais il nous a semblé percevoir une réticence à montrer la pleutrerie du tribun qui tremble à l’approche du représentant de l’autorité romaine. Peut-être se conformait-il aux consignes de mise en scène ?
Des places étaient restées vides, pour ce retour à l’affiche après plus d’un demi-siècle d’absence. Peut-on en conclure quelque chose ? En tout cas, rien ni personne dans la distribution ne venant ruiner cette reprise, si nul impondérable fâcheux ne s’interpose, on peut promettre à qui assistera aux prochaines représentations une fête musicale et vocale, grâce à l’orchestre et au chœur !