Quel est le véritable héros d’Eugène Onéguine, l’opéra de Piotr Ilyitch Tchaïkovski, présenté à Lille du 12 au 22 janvier1 ? Assurément pas le rôle-titre, nous sommes d’accord, même si le baryton sombre et large d’Audun Iversen réussit dans cette production lilloise à donner au personnage un relief inattendu, quasiment maléfique au 2e acte, d’une ardeur désespérée dans le suivant.
Certains répondront Lenski pour le lyrisme échevelé de sa partition et parce que Tchaïkovski l’a gratifié d’un des plus beaux airs de ténor qui soit. Admettons mais pour que l’amoureux éconduit d’Olga occupe le premier rang, il faut un chanteur d’une autre envergure que Sergei Romanovsky dont l’engagement est certain – comment ne pas se laisser emporter par le rôle, l’applaudimètre en témoigne – mais dont le vibrato envahissant trouble l’interprétation.
Tatiana ? La réponse semble couler de source quand on entend Dina Kuznetsova : voix inépuisable, à l’aigu assuré, au médium gorgé d’harmoniques et – moins habituel dans le rôle – des graves naturels et sonores. Atypique par l’ampleur et l’allure, d’une présence émouvante, la soprano russo-américaine offre en point d’orgue un duo final parsemé d’effets saisissants où le chant, mis à nu, laisse entrevoir l’âme.
Pourtant, selon Jean-Yves Ruf, le metteur en scène, le véritable héros d’Eugène Onéguine n’est ni l’un ni l’autre de ces personnages mais le temps, « le temps qui passe inlassablement, sans s’occuper de nos rebuffades intérieures, de notre peur de mourir, de notre envie désespérée de rattraper les occasions gâchées… » Ce postulat, il le transcode au moyen de tableaux qui s’enchainent sans discontinuité, la lumière se chargeant de marquer le rythme des journées. Vision fluide, poétique par le jeu des matières – le tulle des rideaux, les éclaboussures d’eau –, esthétique par l’élégante sobriété des costumes et des décors qui situent l’action autour des années 1950, mais dont les seules audaces sont un entracte du II chorégraphié et une danse écossaise qui ne l’est pas (à la fin du premier tableau du III). On y voit, à la place du traditionnel ballet, Onéguine griffonner et froisser fiévreusement du papier, Jean-Yves Ruf choisissant, envers et contre une musique qui exprime alors bien peu, de faire de ce passage le symétrique de la scène de la lettre. C’est un peu simple pour un opéra qui propose de multiples clés de lecture.
Heureusement, pour élargir et approfondir le champ, le metteur en scène peut compter sur des seconds rôles proches de l’idéal : Wojtek Smilek qui en Gremine réussit la gageure de construire un personnage en un seul air tout en donnant une leçon de beau chant ; Nina Romanova, nourrice plus russe que de raison ; l’Olga ronde et piquante de Louise Poole, jusqu’à François Piolino qui, loin des ténors cacochymes auxquels on attribue souvent le rôle de Monsieur Triquet, compose d’une voix timbrée un personnage ambigu : ridicule et sublime.
Les chœurs aussi ont leur mot à dire quand ils sont comme ici puissamment colorés. Mais plus encore, c’est la musique qui porte le discours. A elle, la mélodie et le rythme des danses populaires, des polonaises et des mazurkas. A elle, les interrogations, les effusions, les blessures, les soupirs et les silences. A elle aussi, ces effets cinématographiques justement décrits par Sophie Roughol dans le programme du spectacle : zooms, plans figés, travellings musicaux chargés de jouer la caméra en passant d’un groupe à un autre ou en s’attardant sur un visage, un sentiment. Ce que parvient souvent à traduire Pascal Verrot à la tête d’un ensemble de pupitres inégaux qui, plus ou moins malgré lui, apporte la réponse à notre question : le véritable héros d’Eugène Onéguine, c’est l’orchestre.