Peu de mythes antiques restent aujourd’hui aussi bien connus que le voyage d’Ulysse et les vingt années d’attente de son épouse, l’hyper-fidèle Pénélope, qui fait et défait une tapisserie pour éloigner les prétendants qui se pressent à sa porte. Avec Il ritorno d’Ulisse in patria, on est donc en pays de connaissance, dans cette histoire où, un peu comme chez Offenbach, les dieux et les hommes s’entremêlent, le tragique, l’émotion et le comique alternent, et où l’action se déroule, implacable, jusqu’aux retrouvailles des deux héros à la fin de l’œuvre. Il faut dire que le livret offre une infinité de thèmes intemporels profondément humains : le destin, l’errance, la fidélité, la solitude, la tentation, la liberté… qui ouvrent vers de multiples possibilités expressives, toutes ici exploitées. Et le résultat est un régal tant pour l’œil que pour l’oreille et l’esprit.
On retrouve avec un grand plaisir Les Paladins dirigés par Jérôme Correas : clarté sonore, justesse instrumentale, ils feraient aimer le baroque et les instrument anciens aux plus réfractaires. Surtout, l’équilibre entre la fosse et le plateau est absolument parfait. D’autant que depuis un remarquable Couronnement de Poppée, une vraie complicité s’est construite entre le chef et le metteur en scène Christophe Rauck, qui évolue sans cesse à travers des répertoires très variés et entre le théâtre et l’opéra, et dont la conception du théâtre lyrique est à la fois claire et pragmatique : « Il ne s’agit pas de montrer mais d’évoquer le mariage entre le théâtre et la musique. Faire chanter le tragique en s’appliquant à ce que la théâtralité soit au service de l’action pour rendre visible ce que la musique dessine à notre oreille. » Comme dans Le Couronnement de Poppée, l’équilibre constant entre texte et musique permet de bâtir une pièce de théâtre chantée, loin de la représentation habituelle de l’opéra. Sa mise en scène est particulièrement claire et inventive, et les personnages parfaitement campés entre tragédie antique et commedia dell’arte.
Fort curieusement, on oublie instantanément les sobres costumes contemporains de Coralie Sanvoisin, tant l’environnement scénique est esthétique. Les grandes toiles et les pendrillons nuageux d’Aurélie Thomas, sombres comme le destin, enveloppent la scène. Des moments forts, très bien éclairés par Olivier Oudiou, viennent scander l’action : le jeu de cache-cache avec ses soupirants entre les étonnantes statues de cire en train de fondre qui meublent le palais de Pénélope ; l’arrivée de Télémaque à bord d’une improbable « pleine lune dirigeable » de toute beauté ; le trône Saint-Sulpicien où se cale Pénélope, et les costumes rouges accrochés dans les cintres comme s’il s’agissait de la salle des pendus de quelque mine, et qui deviennent les cadavres sanguinolents des anciens soupirants, suspendus à des crochets de bouchers et s’égouttant dans des seaux, rappelant la sinistre fin de Mussolini ; ou encore, à l’opposé, les dieux et déesses dorés à la José Maria Sert ou à la Goldfinger.
La Pénélope de Blandine Folio Peres, toute de retenue, est véritablement habitée ; sa voix de vraie tragédienne contribue à bien équilibrer le plateau. Particulièrement autoritaire avec ses soupirants, elle chante plus en douceur dans les duos, notamment avec sa servante, et va jusqu’au tragique (« va, mon cœur, va jusqu’à la tombe »), montrant ainsi toutes les facettes de son talent. Ulysse (Jérôme Billy) est un peu du genre bon géant qui, pendant son long périple, doit compter avec les Dieux, leur surveillance et leurs colères. La voix est forte et musicale, mais en même temps le personnage est étonnamment merveilleux de naturel et d’humanité, et de sens familial et paternel.
Les changements d’attribution de rôles entre ténors et sopranos gêneront peut-être les puristes ; au bout d’un moment, on n’y prête plus attention, tant les chanteurs collent à leurs personnages. Parmi les autres voix très variées, globalement excellentes, on retiendra tout particulièrement Françoise Masset, Eumete aux ineffables demi-teintes, Jean-François Lombard extraordinaire dans tous ses rôles, Dorothée Lorthiois, belle Minerve dont la voix se corse au fur et à mesure de la représentation, Anouschka Lara en très crédible Télémaque, Matthieu Chapuis, irrésistible Iro, et les autres chanteurs tous excellents dans une multitude de rôles.
Que pensent vraiment Pénélope et Ulysse à l’issue de cette séparation hors normes ? Leurs retrouvailles, sexuellement torrides en pensée, sont très chastement exprimées, et non conclues, laissant planer un doute sur leur réalité : et si tout cela n’était – de part et d’autre – qu’un rêve ? Tout reste en non dits, et même la violence n’est jamais paroxysmique, ce qui tendrait à prouver que vouloir tout montrer, comme d’autres le font, n’est certainement pas la meilleure solution. Le public, tenu en haleine de la première à la dernière scène, reste étrangement fasciné, et pas une place ne se libère après l’entracte, signe qui ne trompe pas. D’interminables ovations et rappels saluent la fin de la représentation de cette exceptionnelle réussite.
En tournée en région parisienne jusqu’à fin avril, puis quelques autres villes à travers la France.