Dans l’interview qu’il nous avait accordée en février 2024, Matthieu Dussouliez nous avait donné ses ruses pour présenter des productions abouties dans un contexte contraint économiquement. Idomeneo, re di Creta, prévu mis en espace et métamorphosé en spectacle stimulant par un jeune talent de la mise en scène, avait signé un premier succès en ouverture de la saison passée. Deuxième coup gagnant avec ce triptyque étrange et ambitieux composé de Sancta Susanna, Le Château de Barbe-Bleue et La Danse des morts (oratorio d’Arthur Honegger) réunis sous le titre Héroïne.
L’absence de pluriel au titre donne la clé de la lecture imaginée par le jeune Anthony Almeida au prix certes d’une modification du livret de la Danse des morts (pour le féminiser) en accord avec les ayants droit du compositeur. C’est une même femme à différents âges qui traverse ces œuvres : elle s’éveille au désir et à ses interdits dans l’œuvre d’Hindemith, plonge dans les tréfonds d’Eros et Thanatos dans le huis clos du château de Barbe-Bleue avant de renaitre dans la Danse finale (même si ici le livret et ses considérations bibliques lui résiste en partie). Le dispositif scénique est réduit au strict minimum : une boite en forme de chambre obscure photographique, dressée sur une tournette, permet à la fois un précipité et un théâtre d’ombre où se déploie une direction d’acteur millimétrée. Ce carcan fécond s’ouvre dans la dernière œuvre pour laisser toute sa place à la jubilation de la danse. Quelques figurantes aident à donner le sens de ce fil rouge féminin à travers les âges. Tout juste pourra-t-on conseiller à ce jeune metteur scène d’user avec plus de parcimonie de la tournette.
Au-delà de la dimension scénique, l’Opéra national de Lorraine démontre une fois encore la qualité de ses forces vives. L’orchestre rutile dans un répertoire qui ne demande que cela pour construire les ambiances, peindre des tableaux étranges en déambulations psychanalytiques. Sora Elisabeth Lee s’y affaire avec un art consommé : l’auditeur attentif devinera sans mal ce que cache chacune des portes du château rien qu’en écoutant les irisations et frémissements qu’elle suscite dans ses cordes et ses vents. Seul ombre indésirée, cette science du détail oublie parfois la tension dramatique ou l’équilibre avec le plateau. Les chœurs mêlent leur magma coloré aux musiciens de l’orchestre dans une danse très en place rythmiquement.
La distribution apporte toute satisfaction. Comme un tour de chauffe, Rosie Aldridge propose une sœur Klementia marmoréenne dont les certitudes sont peu à peu ébranlées. La voix, puissante et bien projetée, laisse déjà présager de la Judith qu’elle sera à l’acte suivant. Carton plein dans le duo de Bartók où elle incarne la sensualité de l’amoureuse, l’effroi de la jeune femme, autant que l’autorité de l’héroïne. Elle triomphe de toutes les rigueurs de la partition en couronnant le tout d’un ut péremptoire et tenu à l’ouverture de la cinquième porte. Elle est rejointe sur scène par l’excellent Joshua Bloom, dont le timbre sombre et granuleux sied tout à fait au chatelain sanguinaire. L’opéra tout en entier tient sur le charisme scénique et vocal de ces deux interprètes. Anaïk Morel propose une Susana proprement exaltée, au volume conséquent et à l’aigu lumineux. Yannick François offre une lecture aussi sobre qu’à propos dans la partie dévolue au baryton de la Danse des Morts, rejoint par le timbre cristallin d’Apolline Raï-Westphal.
Ce spectacle ambitieux ne fait pas encore le plein en billetterie, il mérite un bouche-à-oreille enthousiaste.