Proposé en version de concert au public parisien le mois dernier, Hippolyte et Aricie, rendu à ses atours scéniques à Zurich, se pare de nouveaux feux. Même distribution, même direction musicale mais des décors, des costumes et une approche de l’ouvrage, dans son ultime version – celle de 1757 – qui offre à réfléchir autant qu’à regarder. La mise en scène par Jetske Mijnssen de la première tragédie lyrique de Rameau ne se limite pas à un vain quoique magnifique apparat. Les colonnes et les lambris, les chemises à jabot et les robes à panier imaginés par Ben Baur et Gideon Davey dissimulent des clés de lecture que n’avaient envisagées ni Racine, ni l’abbé Pellerin, le librettiste de l’ouvrage.
A l’exemple de la musique de Rameau, le plateau sur tournette est en perpétuel mouvement. Un angle de vue chasse l’autre. Les sentiments de Thésée pour Pirithoüs outrepassent les frontières de l’amitié. L’amant du roi sera assassiné dès l’ouverture. Parques menaçantes dans l’acte des Enfers, les trois sicaires à l’allure de jésuites emmêlent les fils de l’intrigue. Le meurtre a-t-il vraiment été commandé par la reine ? Phèdre en pince toujours pour Hippolyte. Ce n’est plus à Diane que l’on sacrifie Aricie mais à un mariage de convenance. Le crépuscule des dieux est advenu. La fille de Jupiter est une rombière moralisatrice au nez chaussé de lunettes. Le visage dissimulé par un masque de corbeau, Pluton commande une cour d’oiseaux inquiétants. D’innocents divertissements se transforment en chasse à l’homme. Le drame se referme sur une note amère. Devenu souverain, Hippolyte écarte d’un geste Aricie. Les prêtres gardent leur emprise sur le trône. Le pouvoir a eu raison de l’amour sans que la représentation de l’œuvre ne se sclérose sur cette lecture originale.
© T+T Fotografie_Toni Suter
Tout le bien possible a été dit, à juste titre, de l’interprétation musicale, de la direction d’Emmanuelle Haïm, d’un lyrisme maîtrisé, à la tête d’un Ensemble de la Scintilla dont la virtuosité sonore rend justice à l’orchestration savante de Rameau. La fosse a été surélevée pour optimiser l’équilibre acoustique. Trop occupé sans doute à obéir aux impératifs scéniques, le chœur en revanche bat de l’aile. Décalages et aigreurs dans les pupitres féminins altèrent la beauté stupéfiante des ensembles.
Tout a été dit aussi sur les chanteurs, dont le jeu et la silhouette, comme le timbre, correspondent idéalement aux rôles. Aurions-nous voulu imaginer Aricie que nous l’aurions parée, telle Mélissa Petit, d’une blondeur angélique et d’un soprano pulpeux dont la pureté d’émission abrite une innocence non dénuée de sensualité. Hippolyte aurait eu la voix idéalement placée de Cyrille Dubois, inscrite d’une écriture délicate dans la noble lignée des haute-contre françaises, avec une souplesse qui donne l’impression d’un chant libéré de toute contrainte, naturel et fluide. On aurait pu rêver Thésée plus viril, aux teintes plus sombres, aux accents plus rageurs mais le parti-pris scénique rend l’élégance d’Edwin Crossley-Mercer incontournable. Est-il concevable enfin d’envisager aujourd’hui Phèdre autrement que chantée par Stéphanie d’Oustrac, avec dans la présence comme dans la voix, une grandeur tragique, des inflexions blessées, une expression dont la vérité ne s’exerce jamais au détriment du style.
Autour de ce quatuor d’exception, s’ébattent des artistes en adéquation à l’esprit de leur rôle et de la musique. Seule réserve mais de taille : la prononciation française est trop souvent négligée. A peu d’exceptions près, c’est avec difficulté que l’on suit le texte lorsqu’on en a oublié les paroles. S’agissant de tragédie lyrique, où le mot importe autant que la note, quel dommage !