Conclusion en point d’orgue à Bad Wildbad où la Semiramide donnée en concert et en intégralité a déchaîné l’enthousiasme inépuisable d’un public en partie international mais majoritairement allemand, ce qui est une des grandes forces de ce festival. Enthousiasme sans doute lié à l’œuvre, dont la beauté s’impose à chaque nouvelle écoute, mais adressé aux artistes dont le talent et l’engagement venaient de collaborer à cette exécution de très haut niveau.
Deux noms s’imposent, même si tous sont à citer. Celui du chef d’orchestre, Antonino Fogliani, qui porte à bout de bras l’immense architecture dressée par Rossini. Sa lecture de Semiramide n’a pas la majesté solennelle que d’autres lui donnent, mais elle parcourue de frémissements qui innervent thèmes et rythmes, donnant à ce condensé d’abstraction un modelé palpitant. La partition n’est plus une suite d’airs nostalgique de l’opéra seria, mais un organisme en train de vivre ses dernières heures. La célébration festive de la souveraine et les intermèdes joyeux de la préparation du mariage y prennent une séduction des plus caressantes mais ils en reçoivent une coloration quasi sarcastique d’une force rarement entendue. Soulignons au passage l’engagement des musiciens et des choristes ; malgré leur épuisement probable, peut-être galvanisés par la présence de micros, ils donnent tout ce qu’ils peuvent, et font les uns et les autres de la très bonne musique. Et la qualité des duos et des ensembles repose sans nul doute sur une excellente préparation musicale.
Le deuxième nom qui s’impose, cela semble aller de soi, est celui de l’interprète du rôle-titre. La lecture du programme avait fait croire à une grossière erreur typographique. Il n’en est rien, de l’aveu même de l’intéressée : adieu Alexandrina Pendatchanska, bonjour Alex Penda. Quoi qu’il en soit, la perplexité n’a pas duré : en quelques mesures, cette femme menue impose une présence physique et vocale qui subjugue. On connaît l’étendue de sa voix, la sûreté de ses aigus, son agilité confondante et aussi sa manière d’user, voire d’abuser des changements de registres et des ornementations contournées. Mais ces procédés qui ont parfois lassé cessent ici d’en être : ces maniérismes qui jouent amoureusement avec les règles du bel canto sont l’expression directe de l’instabilité et des tourments d’un être que son chant met à nu et cette intimité foudroie. Quelle cantatrice a jamais fouillé autant le personnage et l’a fait vivre autant? Pour cette interprétation, Alex Penda entre dans l’histoire.
Ses partenaires, pour excellents qu’ils soient, pâlissent inévitablement de son éclat incandescent. Pas trop pour Marianna Pizzolato qui interprète son premier Arsace avec une assurance légitime ; même si quelques graves sont difficiles la qualité du timbre, le moelleux et l’agilité sont de nature à combler. De même John Osborne, à son premier Idreno, affronte victorieusement les airs pyrotechniques que marqua Rockwell Blake ; la voix sonne bien et si elle n’émeut guère sinon par l’art avec lequel elle est conduite – mais le personnage a peu d’épaisseur – elle est lumineuse à souhait. C’est peut-être l’Assur très convenable de Lorenzo Regazzo, pour qui ni le rôle ni les exigences du chant rossinien n’ont de secret, qui paraît en-deçà de sa complice dans le crime, malgré une scène finale saisissante. Il est pénalisé aussi, d’une certaine façon, par la voix de stentor d’Andrea Mastroni, qui tend à dominer dans les ensembles et qui rend à Oroe sa dimension d’énergique chef de complot. Les autres rôles ne mettent pas leurs interprètes – Marija Jokovic (Azema), Vassilis Kavayas (Mitrane) et Raffaele Facciolà (L’ombre de Nino) – en position de briller autant mais leur participation est irréprochable de musicalité.
Le destin de la reine superbe et criminelle qui frôle l’inceste avant de succomber poignardée par son fils s’est donc accompli une nouvelle fois. La fin catastrophique des monstres humains devait, selon Aristote, porter le spectateur à l’effroi et à la pitié. Aucun doute à avoir en cette fin d’après-midi à Wildbad : si l’exploit d’Alex Penda peut donner la chair de poule, quel admirable monstre que sa Semiramide !
Version recommandée :Rossini: Semiramide | Gioacchino Rossini par Dame Joan Sutherland