On pouvait craindre que l’ouvrage se réduise à une sorte d’attraction foraine génératrice de sensations originales, augmentées, assortie d’un habillage esthétique. « Opéra immersif et numérique, interactif », « une expérience inédite, qui repousse les limites d’expression artistique et d’engagement sensoriel » étaient promis au public. Au cœur de l’ambitieux projet, l’équipe qui avait signé Etape par étape, en 2021, nous propose une nouvelle réalisation, à la faveur de sa résidence à l’Opéra de Montpellier. Valérie Chevalier, qui dirige l’institution avec le talent que l’on sait, a choisi de poursuivre l’innovation (1). Le trio moteur a retenu le thème proposé par Ar Gens Jean-Mary, poète-librettiste, qui a inspiré la musique de Alex Ho et la mise en scène de Franciska Ery.
L’expérience captive, audacieuse, aboutie, cohérente, fondée sur la richesse du poème-livret, non narratif, imagé, sensuel. Le voyeur-écouteur se sent animal de laboratoire, dépouillé de ses vêtements d’extérieur, de son sac, équipé d’un gilet vibrant (2), avant d’être introduit dans un parallélépipède (construit sur le plateau de l’Opéra-comédie) dont chacune des faces se fera écran, le sol couvert de fragments à demi carbonisés de copeaux de liège, odorants. Aucun siège, chacun étant invité à déambuler, à s’asseoir sur le sol spongieux, à en creuser la matière. Ces mouvements, captés par des micros (3), font l’objet d’un travail en temps réel, qui débouche sur une amplification en nappes. Là se réduisent les interactions promises, auxquelles il faut ajouter l’invite faite à chacun d’adresser un « message à la Terre » dans un micro surgi du sol. Les textes en sont projetés instantanément.
La spatialisation sonore et visuelle, à 360 °, la réalité augmentée nous plongent dans un univers clos, onirique, surréaliste, sorte de conditionnement après un parcours labyrinthique. Pour autant, malgré sa thématique centrée sur la relation de l’homme à la Terre, le spectacle questionne plus qu’il ne délivre de message.
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La musique n’est qu’une des composantes de ce spectacle total, qui sollicite la plupart de nos sens : La vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat, seul le goût échappe à la palette sollicitée. Bien que faisant appel à des moyens relativement modestes (3 percussionnistes, 3 trombones, 4 contrebasses, deux chanteurs solistes, un chœur d’enfants et un chœur mixte), la bande son est d’une incontestable beauté. La composition de Alex Ho ne manque pas de séduire. Outre les sons concrets générés par la marche des spectateurs, les enfants sont les premières voix à se faire entendre, psalmodiant à l’unisson, doublés par les instruments. L’effet est magique (4). Renouvelé, enrichi, ce procédé d’unissons vocaux doublés par les musiciens, ponctués par les percussions, contribue à ce climat onirique puissant, comme les sensations qui font sens, faute de générer une réelle émotion autre qu’esthétique. L’élargissement du spectre sonore passe par les frissons, les trépidations, les secousses que transmettent les gilets.
Conçu par Mathieu Cabanes, le jeu de spatialisation lumineuse relève du grand art. Kati Katona, qui signe le mapping video, sur les quatre parois, n’est pas moins virtuose. Les gros plans des visages du narrateur (le poète librettiste) et de la soprano (apparaissent ponctuellement. Les textes (toujours projetés avec leur traduction anglaise, parfois dits ou chantés) circulent alentour. Des images de la nature, chichement distribuées, alternent avec des compositions travaillées ou abstraites, avant de plonger les participants dans l’obscurité, celle-ci mettant en valeur les petites lumières vertes ou rouges des gilets dont chacun est porteur. Un univers sombre, inquiétant, malgré quelques rares passages lumineux. Julien Guillamat signe le design sonore, qui associe les éléments concrets, captés, travaillés, à la bande son préenregistrée.
Dans son ambition à fédérer toutes les formes d’expression artistique, pourquoi l’opéra refuserait-il les technologies les plus novatrices ? Doit-on encore appeler « opéra » un spectacle dont les artistes ne témoignent qu’à travers l’enregistrement de leurs voix ou de leurs instruments, ou demeurent les artisans du « Deus ex machina » toujours invisible ? A moins de revenir au sens originel (opus, opera), il paraît inapproprié de considérer Séisme comme une œuvre lyrique. La musique et la parole, toujours enregistrées, réduisent la dimension humaine, vivante, à celle des silhouettes des participants, spectateurs-auditeurs qui évoluent autour de vous. Les sons captés sous le sol, les « messages à la terre » restitués sous forme de projection font-ils sens ou relèvent-ils du gadget ? L’intelligence artificielle, la numérisation ne font-elles pas courir le risque d’une déshumanisation ? La nudité de la voix, la réalité des corps font défaut. L’image et le son enregistrés, même en temps réel, occultent cette relation directe, quasi charnelle qui fonde le théâtre lyrique.
Au sortir de cette proposition surprenante, insolite, originale, nombreuses sont les interrogations, tant sur la forme que sur le fond. Mais n’était-ce pas là le but recherché par les concepteurs ? Le public, très mélangé, curieux, a manifestement apprécié cette aventure singulière. Seul l’avenir nous dira si ce Séisme est une réplique de surface des profondeurs, ou s’il est annonciateur de bouleversements, d’une mutation annoncée du théâtre lyrique, participant à la recherche de nouvelles voies.
(1) Like Flesh et Climat étaient les dernières manifestations de l’« Opéra autrement ». (2) Les gilets vibrants Subpac, jusqu’à présent réservés aux malentendants, transmettent les grondements souterrains, amplifiés, sans ambition réaliste. (Pour avoir vécu plusieurs séismes de magnitude élevée, je garde en mémoire, le sol qui se dérobe, les objets qui s’entrechoquent ou tombent, mais pas celui d’infrasons ou grondements liés). (3) Les microphones de contact sont dissimulés sous la couche de copeaux de liège à demi calcinés (« liège noir »), dont l’empreinte olfactive contribue à l’étrangeté de la situation. (4) Non sans rappeler celui de Polla ta dhina, de Xenakis, de 1962.