On assiste depuis quelques années à la résurrection de l’œuvre d’Augusta Holmès, compositrice française de la deuxième moitié du XIXe siècle, célébrée en son temps (on lui commanda une Ode triomphale pour les célébrations du centenaire de la Révolution française en 1889) mais quelque peu oubliée de nos jours. Si son corpus symphonique commence à être mieux connu, enregistré au disque et parfois défendu en salle, ses œuvres lyriques n’étaient jusqu’à présent nullement documentées. C’était sans compter sur le Palazetto Bru Zane, défenseur et champion international de la musique française du XIXe siècle, qui a convaincu l’Opéra de Dortmund, déjà producteur il y a deux ans d’une mise en scène de la Frédégonde de Guiraud, Saint-Saëns et Dukas, de présenter en version scénique le seul opéra de la compositrice à avoir été donné de son vivant : La Montagne noire.
Derrière ce titre aux réminiscences gothiques se cache plus concrètement le nom du pays où se situe l’action de l’opéra. Nous sommes au XVIIe siècle, dans un Monténégro en guerre contre l’Empire Ottoman. Le livret de la main de la compositrice est plutôt conventionnel et pourrait être présenté comme un assemblage des Pêcheurs de perles et de Carmen : il met en scène une amitié fraternelle, qu’un pacte de sang entre Mirko et Aslar consacre, brisée par l’apparition d’une femme fatale, Yamina. Les charmes de l’esclave ottomane troublent l’équilibre du village chrétien où se déroule les deux premiers actes, en particulier Mirko, qui tombe éperdument amoureux d’elle et l’accompagne dans sa fuite vers sa patrie. Aslar rejoint les deux amants dans la montagne pour tenter de laver le déshonneur de son frère de sang et le sauver des mains de l’ensorceleuse. Le dénouement échappe dans une certaine mesure à la convention, puisque les deux hommes meurent (Aslar tue son ami et retourne l’arme contre lui) tandis que Yamina survit. Désormais affranchie de l’esclavage et libéré des hommes, c’est dans cette « victoire de la femme », pour reprendre le titre de l’essai de Catherine Clément L’opéra ou la défaite des femmes, qu’on peut trouver la marque originale de l’autrice et compositrice, plus encore que dans cette scène où Yamina appelle les femmes chrétiennes à se révolter et vivre librement.
La Montagne noire, qui est l’une des rares œuvres écrites par une femme à avoir eu les honneurs de la scène de l’Opéra de Paris, n’eut à sa création qu’un vague succès d’estime, puisqu’elle n’eut droit qu’à treize représentation en 1895. L’œuvre est pourtant d’une belle facture, proche du style de Massenet, même si on compte dans les détails peu de moments vraiment marquants. L’écriture des ensembles choraux a quelque chose de frustre dans leur polyphonie massive et l’orchestration est souvent chargée, mais la ligne vocale des solistes s’élance souvent dans des effusions extrêmement séduisantes et l’on compte également de nombreuses expansions mélodiques pleines de charme à l’orchestre, notamment un solo envoûtant de saxophone à la fin du deuxième acte. Le troisième acte est particulièrement réussi, tant dans l’expression de la tendresse amoureuse que dans les moments plus dramatiques, lors desquels la compositrice fait un usage expressif des différents registres de tessiture des protagonistes.
Pour cette recréation de l’œuvre, la mise en scène d’Emily Hehl se veut plutôt classique et permet de se faire une idée claire de la dramaturgie proposée par Augusta Holmès. Les costumes d’Emma Gaudiano s’inspire directement des traditions vestimentaires du Monténégro et les décors de Frank Philipp Schlössmann ménagent adroitement des espaces différenciés à partir de quelques parois anthracites qui coulissent ou s’élèvent. La soirée commence avec le récit d’une joueuse de guzla qui se présente comme la narratrice de l’histoire qui va se jouer sous nos yeux. On la retrouve plus tard témoin de l’action, sur le plateau, mais cette opération de mise à distance se révèle un peu forcée. Outre la sensibilité extrême de l’interprète, Bojana Peković, le procédé apporte finalement peu de choses à l’œuvre, sinon un peu de la couleur locale que la compositrice n’a pas vraiment cherché à introduire. Le troisième acte est cependant particulièrement réussi, avec ses dispositifs scénographiques variés et ses belles trouvailles visuelles, comme cette chute de neige encadrée par les parois du décor lors du duo d’amour de Mirko et Yamina, enlacés sur une estrade pivotante, ce qui donne à l’ensemble du tableau une perspective cosmique. L’apparition de Yamina vêtue d’une robe en cheveux, lointaine allusion à une Marie-Madeleine revenue au péché, est aussi particulièrement marquante. Le dernier acte accumule cependant trop de symboles et convoque trop d’imaginaire différents pour être efficace.
Le plateau est dominé par l’incarnation sidérante du rôle de Yamina par Aude Extrémo. L’ensemble de l’ambitus est d’une homogénéité remarquable, ce qui n’est pas la moindre des qualités pour défendre ce rôle qui enchaine aigus puissants et lignes recto tono martelées dans les profondeurs de la tessiture. La mezzo-soprano française ne fait qu’une bouchée des difficultés du rôles et lance avec le même aplomb des aigus dardés et des graves envoûtants. L’expression est d’un grand raffinement dans les passages plus lyriques et le timbre si particulier de la chanteuse donne une couleur saisissante et magnétique au personnage de Yamina, d’autant plus qu’elle habite le plateau avec une force indéniable. Seule francophone de la distribution, c’est aussi la seule des solistes qu’on comprend sans difficulté.
Tous les autres solistes, membres de la troupe locale, ne déméritent cependant absolument pas : Sergey Radchenko possède un timbre un peu frustre, mais la vaillance et l’engagement vocal qu’il déploie à partir du troisième acte donne au personnage de Mirko toute sa mesure, celle d’un homme pathétique à l’héroïsme décadent. Son frère de sang Aslar est interprété par le charismatique Mandla Mndebele, dont la voix solide et chaude de baryton porte admirablement les valeurs d’honneur et d’amitié que le personnage défend. Le rôle de Héléna, la fiancée délaissée de Mirko échoit à Anna Sohn, belle voix fruitée de soprano lyrique. Le rôle de Dara, mère de Mirko, est assez court mais très exigeant, la tessiture n’étant pas moins étendue que celle de Yamina. Alisa Kolosova assure le rôle avec panache, projetant superbement des graves poitrinés percutants et de beaux aigus moelleux, autour d’une ligne vocale pleine de morbidesse. La basse Denis Velev campe un Père Sava autoritaire, affichant un monolithisme vocal tout à fait adéquat.
Le seul gros bémol de la soirée vient du côté des chœurs, surtout des pupitres féminins, au français très impressionniste : on avoue avoir quelque peu paniqué en ne comprenant pas un traître mot de ce qui était chanté dès le début du spectacle, même en essayant de traduire les paroles d’après les surtitres en allemand… Cela peut cependant s’expliquer par le nombre élevé de malades parmi les rangs des choristes lors de cette première. D’ailleurs, on perçoit de belles couleurs du côté des voix graves masculines et féminines.
À la tête des Dortmunder Philharmoniker, la direction de Kobayashi Motonori manque peut-être quelque peu de finition (on note quelques problèmes de décalage ou de justesse), mais elle se révèle cursive et très respectueuse de l’ouvrage, comme pour exposer aux auditeurs de la manière la plus nette possible cette pièce qu’ils découvrent. On aimerait pouvoir réentendre l’œuvre, pour mieux s’acclimater à ses charmes et comprendre sa construction. Peut-être le Palazetto Bru Zane pourra-t-il l’enregistrer, car elle mérite d’être découverte – avec, évidemment, Aude Extrémo dans le rôle de Yamina, tant il semble avoir été écrit pour elle, et entourée d’une distribution plus idiomatique.