Dans le domaine de la musique, les influences mutuelles entre la France et le Japon ne sont plus à énumérer. Ayant pour antécédent le japonisme (certes un peu réducteur) de Debussy ou de Ravel, c’est avant tout Messiaen qui construit avec ses Haïkaï le premier pont entre les deux pays, ouvrant la voie à des échanges qui continuent de perdurer aujourd’hui. Du côté japonais, deux personnalités se distinguent nettement dans le paysage. Un concert dédié au Japon se devait de rendre hommage à ces deux compositeurs en particulier.
Atem-Lied, pour flûte basse, semble une entrée en matière (sonore) idéale. « La musique est l’endroit où les notes et le silence se rencontrent » affirme son compositeur Toshio Hosokawa. Confinée à l’extrême registre inférieur, la pièce souvent au bord du silence est l’illustration de cette maxime. L’écriture est à cheval entre les techniques « habituelles » de la flûte contemporaine, et l’esthétique plus souple et libre d’un shakuhachi, et nous pouvons compter sur Emmanuelle Ophèle pour s’investir toute entière dans l’interprétation du texte.
La rencontre entre plusieurs horizons est au cœur du travail de Tōru Takemitsu, et Archipelago S en est l’une des illustration les plus évidentes. Evoquant tour à tour les archipels de Seto, Stockholm et Seattle, l’œuvre tente de relier musicalement ces trois endroits ayant particulièrement marqué le compositeur. L’esthétique de Takemitsu, reconnaissable entre mille, convient idéalement à la battue précise et délicatement dosée de Matthias Pintscher, à la tête de son Ensemble intercontemporain. Si le dialogue entre les deux remarquables clarinettes d’Alain Billard et de Martin Adámek est très soigné, on regrette peut-être un manque de construction des différentes sections de l’œuvre. A l’inverse, And then I knew ’twas the wind, pour flûte, alto et harpe brille par sa cohérence et par un véritable dialogue entre les trois solistes de l’ensemble.
Mais le plat de résistance de cette soirée était placé après l’entracte. Commande de l’Ensemble, Futari Shizuka, The Maiden from the Sea (Les deux Shizuka, La jeune fille de la mer en français) de Toshio Hosokawa était présenté en création mondiale. Plus que toutes les autres de ce concert, l’œuvre interroge le double rapport entretenu entre Orient et Occident. Le texte de Oriza Hirata, également auteur de la mise en espace, narre l’histoire ô combien actuelle d’une inconnue débarquant sur les plages de la Méditerranée, fuyant un pays en guerre et ayant perdu son petit frère en chemin. Celle-ci est soudain confrontée à l’apparition de Dame Shizuka, danseuse et courtisane du 12e siècle, ayant elle aussi subi le drame de la perte d’un enfant. Une compréhension mutuelle s’installe entre les deux femmes qui finissent par ne former plus qu’un. Afin de mieux incarner ce choc entre deux êtres a priori si éloignés, le compositeur a opté pour une distribution vocale qui souligne la dichotomie Orient/Occident : pour la jeune femme, une soprane colorature, et pour la danseuse, une actrice de nō.
Dans le rôle de la première, Kerstin Avemo commence par inquiéter. L’écriture assez précise et retenue semble d’abord ne pas tout à fait convenir à une voix qui a du mal à maîtriser ses piani. Heureusement, la chanteuse prend confiance et s’autorise peu à peu plus de liberté. Les aigus de la partie, aussi nombreux que redoutables, possèdent la puissance et l’incisif requis, même s’ils finissent souvent par passer en force. De son côté, Ryoko Aoki épate avant tout par sa présence scénique écrasante, suspendant à ses faits et gestes le public d’une salle des concerts de la Cité de la musique pleine à craquer. Quant à la voix, elle est celle d’une actrice de nō : sombre, couverte, volontiers gutturale, mais si efficace dans de telles circonstances. Car la musique de Hosokawa s’adapte à chaque chanteuse, se faisant tantôt rugueuse et granitique, tantôt plus lointaine et scintillante. Matthias Pintscher canalise l’énergie de l’Ensemble de telle manière à faire ressortir au mieux la dramaturgie de l’œuvre. L’esthétique doit aussi bien aux recherches sonores de Lachenmann qu’à l’inventivité harmonique d’un Messiaen ou d’un Takemitsu. Les points de tension et de détentes s’enchaînent avec le plus grand naturel, plongeant l’auditeur dans une écoute active et bien rythmée.
C’est ainsi que Futari Shizuka, œuvre au message profondément humaniste, réalise à nouveau le souhait le plus cher de Takemitsu : jeter des ponts entre ces archipels lointains que sont la musique occidentale et le théâtre lyrique japonais.