Mozart a quinze ans lorsqu’il reçoit commande de Lucio Silla pour l’ouverture du Carnaval, l’année suivante, au Teatro ducale de Milan. Le ténor Cordoni étant tombé malade, il est remplacé neuf jours avant la première par Morgnoni, un débutant pour lequel Wolfgang, après l’avoir entendu, n’écrit que deux airs adaptés à ses capacités vocales. Il trace un portrait musical du rôle-titre reflétant en partie ses propres états d’âme1 : son Silla est en proie à des conflits intérieurs, il souffre de mal être. Hanté par les actes de cruauté qu’il a pu commettre dans le passé, il tergiverse durant tout l’opéra car ses accès de fureur meurtrière sont tempérés par sa soif d’amour et de paix2. Comme lui, trois autres personnages, Cinna, le faux ami, Giunia, fille de Marius et aimée de Silla, et Cecilio, banni par Silla, ressassent leur révolte et leur souffrance et repoussent continuellement le moment d’agir.
Tout cela, le metteur en scène Emmanuelle Bastet a su nous le montrer. Son parti pris d’intimisme est une loupe qui concentre l’attention du public sur les états affectifs des personnages, lesquels sont nettement caractérisés, et, pour certains, très bien dirigés. La sensibilité, la poésie et la beauté des images sont au rendez-vous. Outre les superbes costumes dix-huitième, le décorateur-costumier Tim Northam a conçu, sur un plateau tournant, un dispositif scénique circulaire ingénieux qui se métamorphose suivant les angles de vue : tantôt un extérieur, constitué d’un mur en pierres grossières muni d’un escalier d’accès vers l’intérieur, tantôt une pièce circulaire aux parois et au sol lisses qui reflètent la lumière. Le mur peut se refermer entièrement sur lui-même, s’entrebâiller ou ménager une large ouverture, créant ainsi des plans différents. Magnifiquement éclairés en clair obscur par François Thouret, ces décors alternatifs créent une intimité qui met en valeur les chanteurs. Les effets de lumière varient du chaud au froid suivant les états affectifs des personnages, trop rapidement cependant pour ne pas être ressentis comme artificiels.
Toutefois, la trop petite échelle du dispositif scénique rapetisse les personnages. On se souvient combien la démesure du décor de Peduzzi les magnifiait dans la production fameuse de Chéreau. Le huis clos est réducteur, il supprime toute dimension épique, il lui manque le contrepoint d’actions secondaires fortes, à grande échelle, rompant avec l’immobilisme mental des quatre personnages principaux3. Or, le chœur est traité de façon poétique et apparaît comme irréel, voire évanescent. Quant à la figuration, elle se réduit à cinq personnes. Conséquence : l’action piétine et notre attention fléchit durant l’enfilade des airs, si beaux soient-ils, car la tension n’est pas assez soutenue sur le plan scénique. Certaines des actions secondaires dérangent même, comme l’anecdotique scène d’exposition où, en proie à une agitation compulsive, Cinna distribue frénétiquement des pistolets à trois malheureux conjurés, les reprend, les charge, les redistribue, enfin entasse avec fébrilité dans un sac de toile les capes destinées à les dissimuler. Tout cela durant le dialogue avec Cecilio, essentiel pour la compréhension des actions ultérieures et sur lequel notre attention a du mal à se concentrer.
Venons-en aux personnages et à leurs interprètes. Seul Howard Crook dans Aufidio n’est pas à la hauteur du rôle qui lui est confié et on se félicite de la suppression de son air. Sa prestation scénique, elle, est sans reproche. Inversement la Celia de Céleste Lazarenko (dont l’air n°19 est coupé) sait être le rayon de soleil de cet opéra si sombre. La fraîcheur de son timbre, sa souplesse vocale, le naturel dont elle fait preuve dans ses rapports avec les autres personnages, en particulier son frère Silla, l’amitié sans faille qu’elle sait exprimer à Giunia, que l’amour de Silla persécute, tout cela nous touche profondément. Jaël Azzaretti, dans Cinna, nous fait oublier qu’elle est travestie tant, avec le support de son beau costume masculin, elle s’investit dans son rôle de conspirateur habité par la haine (il en est de même pour l’interprète de Cecilio). Elle nous charme par la finesse de son interprétation musicale, affrontant bravement et sûrement les difficultés de la partition qu’elle domine sans problème. Tout au plus pourrait-on dire que son soprano est un peu trop léger pour le rôle.
Le rôle-titre, incarné par Tiberius Simu, manque de majesté. C’est d’autant plus regrettable que ce jeune ténor au timbre ardent et voluptueux, qui vocalise avec naturel, sait aussi prendre les couleurs de l’autorité, de la colère et de la violence et fait preuve d’aisance en scène. Autrement dirigé, il aurait probablement su conserver sa prestance sans pour autant gommer ses hésitations et sans cesser d’inspirer le respect. Ici au contraire, personne n’a d’égards pour lui, même pas son âme damnée Aufidio, qui le sermonne comme un enfant. Le spectateur s’attendrit donc sur ses malheurs. Le problème, c’est que la haine qui anime Cinna, Cecilio et Giunia contre lui perd tout sens : la conspiration n’a plus lieu d’être puisqu’il n’est plus un tyran. Par ailleurs, ses accès de violence sont insuffisamment mis en valeur. Ainsi, la scène, très belle visuellement, où Silla espionne Giunia dans son bain (acte I, scène 5) – une belle invention d’Emmanuelle Bastet – n’est pas exploitée comme elle aurait pu l’être : Silla ne laisse pas suffisamment éclater son désir et refoule rapidement la violence qui aurait créé la rupture et relancé la tension.
Paola Gardina en Cecilio sait nous émouvoir profondément par un jeu d’acteur sensible et inspiré. Elle exprime superbement les accents de la souffrance comme ceux de la joie. Son aisance vocale n’a d’égale que celle de Jane Archibald, remarquable dans Giunia. Leurs deux timbres mordorés semblent provenir de la même source dans leur magnifique duo, leurs nuances atteignent la plus grande subtilité, comme celles de l’orchestre. Leur technique est sans faille et résiste sans peine à la durée. Toutes deux vocalisent comme si c’était leur langue maternelle. Nous ne sommes pas près de les oublier.
La prestation du chœur restent moyenne tandis que l’orchestre, dirigé de main de maître par Thomas Rösner, rend hommage à cette splendide partition d’un Mozart adolescent en mal d’amour et de reconnaissance. Le directeur musical offre aussi un solide soutien aux chanteurs dans leurs difficiles exercices (à l’exception de l’aria de Cinna n° 20 : « De’ più superbi il core, » dont les dernières vocalises sont en léger décalage), en particulier dans l’aria de Giunia n° 22 : « Fra i pensieri più funesti di morte », l’un des plus bouleversants et le plus difficile jamais composé par Mozart. Il soigne les phrasés, les silences et ménage de forts contrastes ; les tempi s’enchaînent naturellement, récits secco, récits accompagnés et arie forment une musique continue ; les accentuations expressives et le rythme soutenu nous entraînent vers la résolution finale sans le moindre temps mort. Seul problème : l’acoustique très sèche du Théâtre Graslin met les cordes à nu et exclut tout velouté de leur part. Celle d’Angers (représentations les 24, 26 et 28 mars) et de Rennes (30 avril, 3, 5, 7 et 9 mai) leur conviendront peut-être mieux.
1 C’est à cette époque en effet qu’apparait dans sa correspondance le langage chiffré réservé au nouveau prince-archevêque Colloredo, qu’il haïra bientôt presqu’autant que Cecilio hait Silla.
2 Les historiens contemporains ont réhabilité Sylla. Beaucoup moins sanguinaire que Marius, il rendit de grands services à la République romaine d’alors en la réformant.
3 Dans sa mise en scène épique de Lucio Silla, Jürgen Flimm, lors de la célébration du deux-cent-cinquantième anniversaire de Mozart au Festival de Salzbourg (2006), présenta Silla comme un tyran sanguinaire ; des exécutions en série se déroulaient sur scène pendant le déroulement de l’action principale. Ce parti-pris permettait de justifier aux yeux des spectateurs la haine de Cecilio, Cinna et Giunia pour Silla. Les actions secondaires permanentes gardaient notre attention toujours éveillée et ménageait un suspens jusqu’à la fin. En revanche, le rôle-titre n’avait plus rien avoir avec le personnage composé par Mozart. Cf. le DVD (très bien filmé) Deutsche Grammophon.