C’est dans le cadre idyllique du Domaine du Grand Saint-Jean, vieux bâtiment du XVIIe siècle, bâti au milieu de plusieurs centaines d’hectares plantés de platanes centenaires et reconverti en lieu culturel depuis une douzaine d’années, que le jeune compositeur portugais Vasco Mendonça présente à Aix son premier opéra. Ce fait même est en soi une consécration, pour un si jeune compositeur (il est n’a pas quarante ans), ancien musicien de l’Académie Européenne de Musique, qu’on avait jusqu’ici plutôt associé à la musique instrumentale. L’œuvre a pour point de départ une nouvelle de Julio Cortázar intitulée Casa Tomada (littéralement : la maison envahie), dont la dramaturge anglaise Sam Holcroft, jeune auteur de nombreuses pièces à succès outre-manche, a tiré un livret simple et efficace. Malgré les sources clairement latino-américaines du livret, le compositeur et elle ont choisi la langue de Shakespeare, sans doute pour donner un caractère plus universel à leur propos. Un frère et une sœur célibataires, plus tout à fait jeunes, vivent ensemble dans la maison que leur ont laissée leurs parents, qu’ils entretiennent de façon rituelle et compulsive. Une menace mal identifiée – cambrioleurs, révolutionnaires, phénomènes para-normaux ou ennemi imaginaire, on ne sait – plane sur cette vie bien organisée, qui les pousse à restreindre progressivement leur cadre de vie jusqu’à le quitter la mort dans l’âme, vers une nouvelle vie d’angoisses. Cette trame excellente – elle comprend à la fois une tension dramatique croissante, des éléments surnaturels ou oniriques et d’intéressants aspects psychologiques – mais assez mince, peine une peu, hélas, à faire tout un opéra. La présence de deux personnages seulement, le petit nombre de rebondissements – le choix se limite à partir ou résister – et les abondantes répétitions, étonnantes vu la très courte durée de la pièce, laissent le spectateur sur sa faim. La composition musicale, très élaborée dans sa partie instrumentale qui joue principalement sur la variété des timbres, sollicitant chacun des 13 musiciens – dont certains jouent plusieurs instruments – aux limites de leurs possibilités, semble nettement moins imaginative pour les parties vocales : deux timbres médians (une mezzo et un baryton), utilisés presque exclusivement dans le médium, peu de relief, peu de lyrisme et surtout pas assez de volume pour passer au dessus de l’ensemble instrumental, quant à lui particulièrement fourni et sonore. Le texte est ainsi relégué au second plan, ce qui est regrettable pour une pièce qui est essentiellement une conversation mise en musique et dont la vocalité se rapproche souvent d’un texte parlé. Le kaléidoscope musical qui traverse toute l’œuvre manque aussi sans doute de diversité pour stimuler l’imaginaire de l’auditeur; et si la trame de l’écriture tente d’épouser, par un rythme de plus en plus soutenu et une structure de plus en plus serrée, l’intensité dramatique du livret, l’effet global reçu par le spectateur n’est pas entièrement convainquant.
C’est donc à la mise en scène qu’on doit l’essentiel du relief du spectacle : Katie Mitchell, dont nous avions déjà apprécié le talent l’an dernier dans l’exceptionnel Written on Skin de George Benjamin, a beaucoup travaillé la relation entre les deux protagonistes et l’ambiguïté de la menace qui pèse sur eux, comme une peur enfantine ressurgie à l’âge adulte. Elle réussit parfaitement à rendre l’atmosphère d’un huis clos pesant et pourtant familier, tout à coup mystérieusement menacé, et l’angoisse des deux personnages confrontés tant à leur imaginaire qu’à cette menace. Le très beau décor d’Alex Eales contribue lui aussi à donner sens à la partition, campant à la fois le milieu et l’époque du drame par quelques touches simples, évoquant un univers à la Edward Hopper sur lequel le temps n’aurait pas prise.
Si on doit souligner l’énorme travail accompli par le chef Etienne Siebens et ses musiciens, très familier des partitions contemporaines, et le beau résultat instrumental obtenu, on regrettera que les voix n’aient pas mieux trouvé leur place dans l’ensemble. Tant Oliver Dunn que Kitty Whately, malgré une excellente diction anglaise, peinent à passer au dessus de l’orchestre (est-ce un effet du plein air ?) de sorte qu’un effort permanent est demandé au spectateur qui veut suivre le texte. La partition leur donne peu l’occasion de briller vocalement, ni séparément ni ensemble. Leur talent de comédien, bien réel, est lui largement sollicité avec un excellent résultat.