L’année 2022 est certes l’année Molière, mais elle est également celle de César Franck qui a vécu, hier soir, un temps fort en la représentation d’un chef-d’œuvre méconnu, Hulda, véritable bijou égaré dans les coffres scellés de l’Histoire et ouverts, une fois de plus, par le Palazzetto Bru Zane. Son directeur artistique, Alexandre Dratwicki, explorateur des mondes oubliés, découvreur des arches romantiques perdues, a, dans son incessante prospection musicale, mis à jour le plus scandinave des joyaux de César Franck, un drame à la fois étincelant et sanglant. Ce troisième opéra du compositeur réussit l’éloquente synthèse entre l’univers wagnérien et l’opéra verdien, fait d’émotions et de turbulence, dans une orchestration raffinée, combinant beauté des voix, énergie des tempi et dimension chorale. L’intérêt de cette œuvre est aussi de nous emmener sur des rives géographiques non explorées par l’opéra hexagonal. Rares sont en effet les drames lyriques français trouvant leur origine dans les légendes de l’Europe Centrale et de Scandinavie.
Alors pourquoi malgré ses évidentes qualités, cette pièce n’est-elle pas entrée au Panthéon des chefs-d’œuvre musicaux ? Créée à titre posthume à l’Opéra de Monte-Carlo en mars 1894 après la mort du compositeur, elle fut présentée dans une mouture abrégée en trois actes comportant de nombreuses coupures qui ne rendirent ni justice à la grandeur de l’œuvre, ni à la pensée musicale de César Franck. Et le caractère sanglant du drame, où les morts s’enchainent dans la spirale de la vengeance de la très convoitée Hulda qui cherche à venger la mort de sa famille en trucidant les hommes du clan adverse, n’a certes pas plaidé en la faveur de l’œuvre pour qu’elle puisse se maintenir au cœur des programmations des théâtres. L’opéra a donc disparu dans les couloirs du temps. Mais cette carence de l’Histoire, est à ce jour réparée. Trois ans de travail ont été nécessaires pour reconstituer la partition dans sa plénitude première à savoir quatre actes et leur chapelet de trépassés, quatorze solistes, une écriture vocale exigeante, une combattante hors norme, et une partition sublime de la première à la dernière note. Hulda est une vaste fresque dramatique à la fois lyrique et sombre, riche, parfois même trop riche, tant les influences se côtoient dans une même œuvre et peuvent parfois dérouter. Dotée d’une rare puissance émotionnelle, l’opéra de César Franck renferme toutefois de belles pépites tels que le troublant chœur féminin « Chanson de l’Hermine » ainsi que l’émouvant chœur de déploration funèbre du deuxième acte. Le troisième acte est, quant à lui, magnifié par un duo d’amour « Divine Extase » entre Hulda et Eiolf, qui fait écho au duo de Tristan et Isolde de Richard Wagner.
Cette résurrection inattendue bénéficie de toute la fine expertise musicale du Palazzetto Bru Zane, et cela s’illustre d’abord dans le choix de la distribution en adéquation parfaite avec les rôles. Dans cette version de concert, la qualité des voix, associée à une belle présence de chacun sur scène, suffit à donner aux personnages toute leur dimension. Jennifer Holloway est un idéal de puissance et de clair-obscur pour incarner Hulda, vierge combattante d’une frémissante sensualité (même si elle use un peu trop des r roulés). La voix au timbre aux reflets moirés, dominée par un beau registre aigu, trouve un équilibre parfait entre lyrisme et drame, sans tomber dans les excès d’accents vindicatifs trop appuyés. Judith van Wanroij incarne avec finesse et sensibilité le rôle de la douce Swanhilde, d’une voix claire et légère. Véronique Gens se glisse avec facilité dans le rôle de Gudrun et lui confère une autorité naturelle qui sied à merveille à l’âge et à l’expérience de son personnage. Son époux Aslak est incarné avec conviction par le baryton Christian Helmer à la belle puissance. Matthieu Lécroart, comme toujours irrésistible d’autorité, rend compte à merveille de l’assurance de Gudleik. Le ténor Edgaras Montvidas aborde le rôle d’Eiolf avec tout l’éclat indispensable au personnage dont la vaillance est mise en valeur par de beaux aigus La voix se déploie avec facilité dans une variété de couleurs qui confère une certaine noblesse à ce personnage malgré sa trahison. Les seconds rôles sont tous également à la hauteur de la tâche. La soprano Ludivine Gombert en Thordis sait allier douceur et brillant, Marie Gautrot, moins convaincante en mère de Hulda qu’en Halgerde, met en lumière un timbre soyeux de mezzo-soprano. Quant aux trois ténors, l’intense ainsi que la lumineuse et très belle présence scénique de Artavazd Sargsyan confèrent une belle dimension à Eyrick. François Rougier en Gunnard, et Sébastien Droy en Eynar sont généreux et percutants dans le registre aigu. Les deux barytons-basses ne sont pas en reste, le Thrond de Guilhem Worms se distingue par la puissance et l’autorité, et Matthieu Toulouse en Arne et un Héraut séduit par un beau timbre et une projection idéale.
S’ajoute à ce florilège vocal la superbe prestation du Chœur de chambre de Namur qui met en lumière toute la subtilité de l’écriture chorale de Franck. La direction de Gergely Madaras, à la tête de l’Orchestre philharmonique royal de Liège, est en tous points admirable. Véritable révélation de la soirée, le jeune chef hongrois s’empare de la partition de César Franck avec un savant dosage entre les nuances les plus fines et une urgence, une énergie toujours à propos rendant pleinement hommage au compositeur.
Cette œuvre faite d’or et de sang de César Franck est tellement dense et l’interprétation à ce point intense que les 3h 30 de spectacle se sont égrenées rapidement sur la grande horloge du temps, ce qui est en soi suffisamment rare pour être souligné pour une version concert. Hulda aura attendu un siècle pour connaître une parenthèse de gloire avec l’ovation du public présent au TCE hier soir. Mais cette chronique de morts annoncées trouverait davantage sa pleine expression dans une mise en scène qu’en version concertante où l’on se perd un peu dans la pluralité des personnages et les nombreux ressorts de ce roman noir lyrique. Dans l’attente, on s’immergera avec intérêt dans l’enregistrement discographique à venir dans la collection Opéra Français du Palazzetto Bru Zane qui a pour principale vertu de faire de rives oubliées de nouveaux horizons à explorer.