Les contes de fées de notre enfance avaient pour principe une histoire gentille et sirupeuse et une fin généralement heureuse, concrétisée par la promesse d’une nombreuse progéniture. Mais ici, le conte de fées tourne au drame. La sorcière, plus possessive que méchante, est brûlée vive par les villageois. Ceux-ci, hormis le ménestrel, sont violents, fourbes et n’acceptent aucune différence. Quant aux héros, jeunes adultes sans nom (« le fils d’un roi » et « la gardeuse d’oies »), ils tombent amoureux à la suite d’une brève rencontre fortuite, et sous la menée du ménestrel idéaliste, prétendent régner. Confrontés à des problèmes d’adultes, de reconnaissance et de légitimité, face au peuple qui n’admet pas un roi porcher et une reine gardeuse d’oies, ils sont chassés, avant de mourir d’épuisement, de faim et de froid – et du pain empoisonné par la sorcière – dans la montagne glacée. Comme les contes de fées ont toujours une morale, celui-ci ne manque pas à la règle, en montrant que les princes et princesses n’ont pas toujours la vie facile lorsqu’on les sort du cocon hyper-protecteur où ils sont habituellement élevés, et qu’une fois confrontés à un milieu hostile fait de gens bêtes et intolérants, ils n’ont pas les armes pour lutter.
Après l’immense triomphe que connut Hänsel und Gretel, Engelbert Humperdinck mit des années avant de renouer avec le succès. La création de l’opéra-conte de fées Königskinder (Les Enfants royaux) au Met de New York en 1910 fut saluée comme l’apparition d’un nouveau chef-d’œuvre, mais dès la seconde guerre mondiale, l’œuvre tomba dans l’oubli au point que rares sont les amateurs d’opéra qui puissent se vanter d’en avoir vu une représentation scénique. Deux enregistrements et quelques rares représentations (Wuppertal 1973, Aix-la-Chapelle 1979, Wexford 1986, et surtout Opéra de Zurich en 2007, avec Jonas Kaufmann et Isabel Rey captés en vidéo en 2010) n’ont pas réussi à redonner une véritable notoriété à cet opéra subtil et complexe, mais un peu hybride. La raison, outre le sujet, tient peut-être aux personnages. Car si la sorcière pour rire et le ménestrel nous amusent, les deux rejetons princiers ne suscitent ni véritable intérêt ni grande sympathie. Et si, aujourd’hui, une princesse malheureuse en amour émeut encore les foules, des enfants de rois en quête de trône ne passionnent plus personne… d’autant plus que s’ils sont susceptibles de nous émouvoir par leur candeur naïve et leurs aventures pénibles, ils ne nous permettent pas de retrouver des souvenirs d’enfance. Reste donc simplement la question de la différence et de l’égalité. La partition – qui retrouve les belles sonorités d’Hänsel und Gretel – n’est guère novatrice en 1910, avec ses accents wagnériens et pucciniens omniprésents, entre post-romantisme et symbolisme. Au total, l’ensemble s’écoute et se regarde avec intérêt, malgré quelques longueurs.
La production mise en scène par Matthew Wild est pleine d’invention, et arrive à trouver ses marques entre le réalisme des décors et des costumes d’Herbert Murauer, éclairés avec art par Reinhard Traub, et les situations conflictuelles. La forêt illuminée du premier acte contraste avec la caravane où habite la sorcière et la mare où s’ébattent les oies (en carton, alors qu’à la création Geraldine Farrar avait dressé elle-même – dit-on – des oies vivantes pour la représentation !). Les gradins métalliques du deuxième acte et le club sportif « des balais », avec leur « foodtruck » s’accommode bien d’une pseudo réunion politique. Et la tristesse du troisième acte, avec la mort des prétendants, est encore accentuée par un paysage de neige et les restes calcinés des sapins et de la caravane de la sorcière.
Le plateau nécessite des voix de grand opéra, et les quatre rôles principaux sont remarquablement tenus. La soprano américaine Karen Vuong campe une gardeuse d’oies tout à fait plausible, écartelée entre une certaine timidité, l’emprise de la sorcière qui la tient prisonnière, son amour soudain pour le prince de passage et finalement sa décision de suivre le ménestrel et de devenir prétendante au trône. La voix est chaude et puissante, les nuances souvent subtiles, offrant – ne serait une prononciation allemande un peu insuffisante – une excellente interprétation. Autre grande voix, le ténor australo-autrichien Gerard Schneider, à la carrière internationale déjà bien établie, campe d’un bloc un colosse plein d’attentions et d’émotion, ne voyant rien des pièges qui se tissent autour de lui. Vocalement, l’équilibre est parfait avec sa partenaire, tant au niveau de la sonorité des voix que de leur accord. La puissance nécessaire pour les moments les plus tragiques sait se faire douceur lors de la relation amoureuse, qui se terminera lorsqu’ils mangeront le pain empoisonné par la sorcière, dans l’extase de leur relation sublimée par le bon sort ajouté par la gardeuse d’oies. Autres découvertes à suivre, Katharina Magiera (la sorcière), que l’on a déjà vue à Paris, mêle une magnifique voix de mezzo à un jeu scénique excellent, et Iain MacNeil (le ménestrel) est également ce que l’on peut appeler une « bête de scène », bondissant, sautillant, et prêtant une voix généreuse à l’un des seuls personnages vraiment sympathiques de l’œuvre. Les autres protagonistes et les chœurs sont tous d’une excellente qualité, avec une mention particulière pour les chœurs d’enfants de l’école des choristes de Munich.
Karsten Januschke dirige l’œuvre puissamment, privilégiant surtout au 3e acte le côté wagnérien, convenant parfaitement aux musiciens de l’orchestre d’Erl. Très attentif aux chanteurs, il suit le plus souvent leur respiration plutôt que de leur imposer, comme tant d’autres, la sienne. Certains forte de l’orchestre, en même temps que les chœurs chantant à pleine voix, montrent les limites sonores de la grande salle d’Erl, peut-être un peu sous- dimensionnée pour ce genre de répertoire.