L’insurrection de Saint-Etienne [« la Commune de Saint-Etienne »], sur fond de luttes sociales dont la répression était d’une rare violence, ne dura que quatre jours (24 – 28 mars 1871), en écho à la Commune de Paris, qu’elle suivit après une semaine. Le meurtre du préfet entraina son écrasement et sa disparition. Même si le propos n’y fait pas référence, était-il lieu plus à même d’accueillir la création de Soulèvement(s), de Philippe Hurel ? D’autre part, l’œuvre trouve un écho singulier dans les temps incertains et douloureux que nous traversons. Maurice Salles avait assisté à la création de l’unique opéra de Philippe Hurel, Les pigeons d’argile, et son beau compte-rendu nous fait regretter de ne pas l’avoir écouté.
En avant-concert, des étudiants du Conservatoire de Saint-Etienne proposaient, seuls ou en duos, cinq œuvres instrumentales contemporaines, redoutables, toutes d’un intérêt musical réel. Parmi ces découvertes, on retiendra plus particulièrement celles de Doina Rotaru (Tiempo di fumo, 2011) et de Philippe Hurel (Bocasax). La première, écrite pour Pierre-Yves Artaud, fascine par son étrangeté et sa liberté, prodigieusement inventive, usant de toutes les ressources de la flûte, au service d’une expression riche. La seconde, de 1990, dépasse sa vocation pédagogique en jouant sur l’inattendue fusion des timbres du saxo alto et du piano.
Cette bienvenue mise en condition, en présence d’un public aussi nombreux que fidèle, nous rappelle que l’Ensemble Orchestral Contemporain, associé à l’Opéra de Saint-Etienne, conduit un travail de fond, animé par Bruno Mantovani, avec des compositeurs en résidence. Après Edith Canat de Chizy, puis Marc Monnet, c’est le tour de Philippe Hurel et Emmanuelle Da Costa, dont les deux créations de ce soir sont au centre du concert.
La première, World Lines, pour ensemble, d’Emmanuelle Da Costa, renoue avec la musique des sphères, puisque qu’inspirée par la relativité et l’astronomie (1), trajectoire d’un objet dans l’espace-temps. L’œuvre confiée aux quinze solistes virtuoses de l’EOC ne manque pas de séduction. L’auditeur y perd la notion du temps qui s’écoule (une vingtaine de minutes ?) tant le propos captive. La place fait défaut pour rendre compte de façon détaillée des climats, du contemplatif à l’animation, aux interjections et déflagrations, au motorisme ludique. La construction élaborée participe à notre bonheur.
Auparavant, figurait L’aplomb des escarpements blancs, surprenante pièce pour violoncelle et piano (2023), que la compositrice, Pascale Jakubowski, avait fait précéder de la lecture de son poème. La pianiste (Roxane Gentil) après avoir travaillé sur la résonance des cordes, à l’aide de baguettes ou d’un verre, gagnera son clavier dans la seconde partie pour un jeu plus traditionnel. Le lyrisme du violoncelle, très virtuose, de Valérie Dulac, retient davantage l’attention.
Les quinze instrumentistes de l’EOC (avec le célesta et la harpe pour cette unique pièce) nous offrent ensuite la Piccola Musica Notturna /Petite musique de nuit, inspirée d’un poème d’Antonio Machado, que Luigi Dallapiccola dédiait à Hermann Scherchen en 1953. Son intensité lyrique, sa plénitude, la pureté de ses lignes concourent à notre émotion. La beauté à l’état pur.
Couronnait ce concert, la puissante composition de Philippe Hurel, particulièrement ambitieuse. Tant par son matériau littéraire, composite et cohérent, que par sa durée (35′ à 40′) et l’effectif mobilisé, elle offre une riche palette expressive, dans une langue musicale raffinée qui parle à chacun. S’apparentant à un ample mélodrame, qui mêle le parlando au chant, l’œuvre a pour fil conducteur un texte de Georges Didi-Huberman (2) où s’insèrent des passages empruntés à Aimé Césaire, Hannah Arendt, Siamanto, entre autres. Ces derniers sont chantés, dans leur langue originale (français, mais aussi allemand, anglais et arménien). Le sujet est vaste et pourrait se résumer par « jeter sa douleur par-dessus bord » (Henri Michaux), comme le rappelle le programme, douleur liée à l’oppression, à la répression, au génocide. On imagine sans peine combien Melody Louledjian s’était investie dans cette création où les textes et mélodies en arménien lui parlaient mieux qu’à quiconque. Un cas de force majeure lui a interdit d’aller à son terme. Hélène Walter, n’a eu que quatre jours de préparation pour s’approprier cette partition exigeante par son langage et sa durée. Commençons donc par saluer son exploit. La voix est amplifiée, ce qui paraît indispensable à l’équilibre avec la formation, comme à son intelligibilité. Son traitement, différent selon le mode opératique, permet à notre soliste, pleinement engagée, de faire valoir ses qualités de phrasé, sa flexibilité, et, évidemment son beau timbre, homogène et multicolore. Le premier « air », sur un texte d’Aimé Césaire convainc, fort, auquel l’alto solo concourt. La tessiture est large, la mélodie torturée, et la diction en est exemplaire. Le second, très lyrique, en anglais, valorise la voix corsée. Quant au texte en allemand, notre soliste fait preuve d’une aisance remarquable, une grande voix dans son élément. Mais c’est certainement dans le texte de Siamanto (3) que l’émotion atteint son sommet. Le constant souci de l’émission, vocale, mais aussi instrumentale, est manifeste, faisant appel à des modes de jeu qui élargissent la palette sonore. Les quinze musiciens de l’Ensemble Orchestral Contemporain, dirigés par Bruno Mantovani, s’y révèlent d’une maîtrise qui force l’admiration : ils se jouent de la complexité de l’écriture pour en offrir une lecture poignante, même si tous les textes chantés ne sont pas forcément compréhensibles (4). La pâte sonore, son renouvellement, la densité et la force du propos, d’un métier très sûr, magistralement servis, appellent la rediffusion de ce dernier ouvrage, sombre, tendu, dont la fragilité comme la puissance sont exceptionnels. Un concert mémorable à bien des égards, qui donne envie d’écouter de nouveau l’Ensemble Orchestral Contemporain.
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1. Ce qui nous renvoie à un ouvrage publié en 2013 chez Odile Jacob (La nouvelle musique des sphères, de S. Vauclair et Cl.-S. Lévine). 2. Malgré son intense activité, ses nombreuses publications et la reconnaissance internationale dont il fait l’objet, il n’est pas sûr que le grand public soit familier de l’œuvre de Georges Didi-Huberman. Souhaitons que celui qui a écouté Soulèvement(s) trouve ainsi l’occasion de le découvrir, ou de l’approfondir... d’autant qu’il est stéphanois de naissance. 3. Atom Yardjanian, connu sous le nom de plume de Siamanto, est mort assassiné en 1915. 4. Pourquoi n’avoir pas projeté les textes (ou leur traduction) de manière à permettre aux auditeurs ne maîtrisant pas les quatre langues (j’en suis) de s’approprier la totalité du message, dans sa force expressive ? « Les mots deviennent insignifiants », chante notre soliste...