I Due Foscari connaissent depuis quelque temps un regain de popularité. Il faut dire que l’on dispose enfin de chanteurs ayant l’âge adéquat. En effet, le vrai Francesco Foscari (dont le livret s’inspire avec certaines libertés historiques) renonça au dogat, en octobre 1457, à l’âge de 84 ans, avant de mourir le 1er novembre suivant. Après Leo Nucci (un jeunot de 79 printemps) au Festival d’Aix en Provence, Plácido Domingo (81 ans) incarnait pour Paris le rôle du Doge, 10 ans après sa prise de rôle au Los Angeles Opera et 2 ans après l’annulation impromptue de la représentation qui devait être donnée à la Philharmonie de Paris. Bien sûr, on était venu pour entendre une légende du chant dont on savait que les moyens n’étaient plus ceux d’autrefois, et une grande partie du public était conquis d’avance. Mais, objectivement, le chanteur espagnol nous a une fois de plus offert une soirée exceptionnelle : les vraies légendes ne se comparent qu’à elles-mêmes. On a dit et répété mille fois que Placido Domingo n’était pas un baryton : rien n’est plus vrai. En Boccanegra comme en Foscari, en Miller comme en Germont, les couleurs de la voix, ce timbre unique, sont bien ceux d’un ténor. Dans une partition écrite pour un vrai baryton, la tension dans l’aigu vient par exemple souligner des point culminants au niveau dramatique, ce qui n’est pas le cas quand un ténor émet les mêmes notes. Le chanteur fait une entrée en scène précautionneuse, grimpant lentement les marches, un peu vouté. Le temps a bien sûr passé : le souffle est parfois pris en défaut, quelques notes graves ont un peu de mal à sortir, la projection n’est plus celle d’autrefois, le suraigu n’est plus là (à Aix, Nucci tentait un la bémol dans son air final), mais le vibrato est étonnamment bien maîtrisé. Ces quelques réserves formulées, au global, la prestation offerte par Domingo ne peut que nous séduire. Dès que la musique commence, c’est un autre homme qui retrouve une partie de sa jeunesse : phrasé verdien (devenu bien rare dans les jeunes générations), art de la coloration, science du mot, émotion sans histrionisme et puis ce timbre unique reconnaissable instantanément. Il était pourtant annoncé enrhumé ! Sa scène finale est proprement grandiose, tant lui colle à la peau le personnage de ce Doge qui ne veut pas se retirer malgré les avanies qui le frappent. Du grand art qui vaudra au vieux lion une ovation bien méritée.
© Salle Gaveau
Le rôle de Lucrezia Contarini fait partie des rôles inchantables composés par le jeune Verdi, parmi lesquels on pourrait citer l’Odabella d’Attila, Lady Macbeth et bien sûr l’Abigaille de Nabucco : une sorte de soprano drammatico isterico di agilità. Anna Pirozzi y trouve un de ses meilleurs emplois. La voix, puissante, dispose de la largeur nécessaire, tout en gardant la souplesse indispensable aux nombreuses vocalises. L’ambitus est impressionnant, avec des graves profonds et des aigus dardés en voix pleine ou distillés pianissimo. La chanteuse italienne maîtrise à merveille l’art du souffle, alternant avec bonheur les passages de force et ceux requérant un beau legato. Dramatiquement, Pirozzi sait également exprimer ses émotions autant par la coloration de son chant que par l’expressivité de sa déclamation. Lauréat d’Operalia en 2005, Arturo Chacón Cruz continue à progresser, avec une voix devenue un peu plus large et homogène, et de grisants aigus spinto. Le timbre n’est pas très caractérisé mais l’engagement sans faille du ténor achève de nous séduire. Emanuele Cordaro est un Loredano bien chantant auquel manque un peu de la noirceur sadique de ce personnage détestable. On peut aujourd‘hui entendre Diego Godoy dans Mozart ou Rossini, voire en ce moment dans le Duc de Mantoue au Théâtre des Champs-Elysées. Le rôle de Barbarigo est court mais le jeune ténor chilien (il n’a pas la trentaine) sait s’y faire remarquer. Sa voix nous semble destinée à des emplois plus lourds dans l’avenir, à condition qu’il continue à la laisser posément mûrir (en attendant Godoy…). En Pisana, la jeune Arianna Giuffrida complète avec charme la distribution. Réunis pour l’occasion et très bien préparés par Adam Vicović et Arlinda Roux-Majollari, les chœurs sont un peu verts, mais d’une belle musicalité et expressivité. Malheureusement, l’espace scénique réduit de la salle les conduit à être relégués en fond de scène pour les femmes et sur le côté sous le balcon court pour les hommes, ce qui n’aide pas à la perception des voix.
Les Verdi de jeunesse sont des opéras difficiles à diriger : il y faut de la verve, de l’urgence, de la flamboyance, sans pour autant mettre en difficulté des chanteurs. Cette maîtrise du rythme et de la tension verdienne nous est offerte par un Matthieu Herzog incisif et précis, à la tête d’une jeune formation d’une motivation sans faille et qui pourrait en remettre à bien des orchestres plus expérimentés. Constitué de musiciens de chambre (un noyau dur et des artistes régulièrement invités en fonction des effectifs nécessaires), l’Ensemble Appassionato sait garder sa souplesse et sa cohésion naturelle en passant au format symphonique, tout en offrant un vrai son d’orchestre philharmonique. La formation est toujours en symbiose avec son chef, par exemple dans les rubati, toujours à bon escient, qui viennent mettre en valeur des détails d’instrumentation tout en collant parfaitement au discours dramatique.
Avec une telle distribution musicale, on retrouvait ainsi Salle Gaveau l’excitation que nous offraient les théâtres des provinces italiennes au temps de leur splendeur.