Il fallait aller dans le Piémont cette saison pour entendre I Lombardi alla prima crociata, Verdi de jeunesse dont nous avons déjà relaté et la genèse et les qualités multiples lors des rares productions montées cette dernière décennie. Le Teatro Regio s’associe avec l’opéra de Liège et reprend leur production de Jérusalem, version française postérieure et largement remaniée de ces Lombards créés à la Scala en 1843 et donnés en version scénique à Turin il y a 92 ans. Il fallait y aller : quelle réussite musicale !
Seulement voilà, tous les mérites en reviennent aux chanteurs et à Michele Mariotti, aucun n’écherra à l’équipe technique. Stefano Mazzonis di Pralafera donne ici le meilleur exemple de ce qu’il ne faut surtout pas faire quand on se revendique d’une esthétique traditionnelle. Les décors réalistes n’évoquent ni Milan, ni Antioche et encore moins une caverne d’ermite. Mais où diable sommes-nous ? Si l’on en juge par l’habit qui fait toujours le moine, il y a de fortes chances que l’on assiste à une mise en image vaguement inspirée du Seigneur des Anneaux (Peter Jackson en chantre du Moyen Âge grand public), Sofia devenant la Reine des Elfes et Francesco Meli une sorte d’Orlando Bloom version blond vénitien. Tout cela n’est ni très sérieux ni plaisant à voir. La mesure se comble d’une direction d’acteur indigente : solistes qui font l’essui-glace à l’avant-scène et chœur de hallebardiers qui marque (mal) la mesure avec le manche de leurs armes. Au bingo des clichés (risibles) de la mise en scène d’opéra, on a coché toutes les cases avant l’entracte.
Au bingo des qualités musicales qui font passer une soirée haletante, on fait presque carton plein. Michele Mariotti dirige avec fougue une formation musicale au cordeau. Respectant une pure tradition italienne, ils coulent les phrases dans des ruptures de rythme multiples, là une accélération finale, là au contraire un point d’orgue ou une retenue, qui sont autant de pincées de sel dans un geste vif et lyrique, parfaitement à l’écoute de son plateau. Stefano Vagnarelli au violon solo se tire avec musicalité (et quelques scories bien pardonnables) de la vacherie pour violon, orchestre et chanteurs que Verdi a composée pour la scène de la conversion du troisième acte.
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Côté chant, le chœur du Teatro Regio que nous saluons régulièrement dans ces colonnes disposent de nombreuses pages pour briller une fois de plus. C’est pour ainsi dire le personnage principal du premier acte entre les scènes de foules ou les groupes plus réduits de conspirateurs. Ces pages présentent un certain nombre d’embûches rythmiques et pourtant aucun pupitre ne se départira de son unité, de sa rondeur et de sa chaleur. Tous ces atouts s’épanouiront à plein lors des deux grands ensembles des IIIe (« Gerusalem ») et IVe actes (« O Signor, dal tetto natio »).
Les solistes oscillent entre le très bon et l’exceptionnel. Les seconds rôles sont tous tenus avec style même si parfois un rien sous-dimensionnés en terme de volume que ce soit chez ces dames, Lavinia Bini (Viclinda), Alexandra Zabala (Sofia) ou chez les hommes. Giuseppe Capoferri manque de puissance pour incarner le tyran d’Antioche. Si la projection et le volume de Giuseppe Gipali remplissent davantage l’espace, il reste tout de même un Arvino qui manque de crédibilité pour être et le chef des Croisés et le père autoritaire. Dommage car le timbre clair et le style sont irréprochables. Alex Esposito semble souffrir du même handicap pendant le premier acte où Pagano paraît bien pâle rien que face à Antonio di Matteo, solide Pirro. Son retour sous les traits de l’ermite le métamorphose : le métal du timbre et le volume en font enfin la figure mi-inquiétante mi-parternelle requise. Aucun problème pour le couple sacrilège Giselda – Oronte. Francesco Meli, habitué du rôle, propose un chant racé et bien coloré. Tout juste le sent-on sur la défensive pour son cantabile d’entrée « la mia letitzia infondere », ce que viendra malheureusement confirmer une cabalette au si aigu trop bas. Le retour de l’entracte le voit tout à fait libéré dans un duo brûlant avec Giselda et une intervention finale en coulisse toute en poésie et demi-teintes. Angela Meade enfin est proprement phénoménale. La voix cavale avec une aisance et une précision confondante sur toute la tessiture. La technique et le contrôle offrent des couleurs, des nuances et des sons filés à se pâmer, comme ces fameux piani dont elle régalait les rossiniens lyonnais et parisiens l’an passé. Ici, elle porte et la tendresse et la rage vengeresse dans des aigus assassins culminant au ré dans sa cabalette finale de l’acte II.
Un tel niveau musical, qu’il provienne des forces maison, chœur comme orchestre, ou bien de la valeur des solistes invités, fait craindre un retournement de fortune dans les années à venir avec les départs successifs de Walter Vergnano et de Gianandrea Noseda, alors que le Teatro Regio n’a vraiment pas à rougir face à son orgueilleux voisin lombard.