Voilà maintenant plus de 10 ans que Peer Gynt a retrouvé le texte d’Ibsen sur les scènes françaises. Jamais dans sa version parfaitement intégrale néanmoins. Œuvre toujours étonnante que ce poème dramatique devenu drame poétique une décennie après sa publication, quand Ibsen décide de le monter sur scène, en faisant appel au jeune Grieg pour en composer la musique. Laquelle égalera, à travers les suites symphoniques qui en sont tirées, la célébrité de la pièce. Au tour d’Olivier Py donc de proposer son adaptation, plus fidèle à l’esprit de l’original qu’à sa lettre : Py propose sa propre traduction (de l’anglais) avec l’intention d’« accélérer la langue [car] c’est le français qui ralentit le norvégien », elle préserve en outre le mélange des genres et la vivacité de l’action, en ne sacrifiant finalement qu’une bonne partie de l’acte IV et raccourcissant plusieurs scènes, suivant les recommandations de l’auteur lui-même (« Pratiquement tout le quatrième acte sera mis de côté à la représentation »*).
La production est très réussie : intense (jusque dans la mort de la mère et son magnifique ballet où Peer fait tournoyer le lit de la mourante), cherchant plus la fantaisie des tréteaux que les effets spectaculaires (les costumes assez approximatifs de trolls porcins), demandant beaucoup à ses acteurs qui doivent clamer leurs lignes avec une puissance quasi-permanente, et ne négligeant pas la chorégraphie (Pierre-Antoine Brunet fait ainsi danser Aslak le forgeron, poétisation très réussie du bagarreur pendant le premier numéro, avant d’incarner un virevoltant Courbe). On se permettra pourtant de trouver que les atmosphères des différentes scènes sont un peu trop similaires : puisqu’Olivier Py rapproche dans le programme de salle cette œuvre du Soulier de Satin, reconnaissons qu’il avait, pour monter le monument de Claudel, trouvé plus de ressources théâtrales afin de varier les paysages, sans abondance de décors déjà, mais sans trop se reposer sur les accessoires ou les projections non plus. Quand le Grand Courbe demande de faire un détour et que Claudel rappelle en épigraphe de sa pièce le proverbe portugais « Dieu écrit droit avec des lignes courbes », on aurait ainsi aimé que le metteur en scène s’autorise plus de poésie.
© vahid amanpour
Autre réserve, le traitement de la musique. On est certes heureux d’entendre des paroles qui claquent en français et qui nous rapprochent immédiatement de cette partition (les trois vachères qui lancent leur « Trolls des montagnes ! Trolls des forêts ! « Trolls des rivières ! » ou les « A mort ! » scandés par la chœur chez le roi des Trolls). On félicite aussi Py d’avoir choisi des interprètes qui puissent à l’occasion pousser des chansonnettes ajoutées (le couplet des fossoyeurs au dernier acte), qui possèdent eux-mêmes une prosodie très identifiable (l’Aase enragée de Céline Chéenne ou le détonnant Bertrand de Roffignac, hybride entre la déclamation superbement désuète d’un Philippe Girard – autre acteur fétiche de Py – et l’énergie juvénile volcanique d’un Patrick Dewaere), voire qui sont des vrais chanteurs pour des rôles avant tout parlés (Damien Bigourdan, et ses inoubliables nasalités stridentes). Hélas la sonorisation excessive ajoutée à cette intensité, certes éloquente mais constamment criarde, pousse l’Orchestre de chambre de Paris au second plan, lui qui y était déjà (relégué en fond de scène) : la célébrissime gradation de la course-poursuite dans la halle royale y perd en effroi et en monstruosité, tout comme la tempête et le naufrage du cinquième acte qui manquent de mordant (direction propre mais bien sage d’Anu Tali).
Coté chant, on a d’abord trouvé Raquel Camarinha un peu raide et se réfugiant dans le formant pour sa chanson (notre placement au troisième rang n’y est peut-être pas étranger), heureusement son cantabile s’assouplit progressivement, et l’on retient surtout une présence sereine et rayonnante, notamment dans sa berceuse finale. Clémentine Bourgoin, Justine Lebas et Lucie Peyramaure font vivres les vachères, filles du prophète et leurs rôles parlés avec autant de bonheur.
* Lettre de Grieg à Ibsen, 1875 – traduction de Régis Boyer, in Préface à Peer Gynt, Flammarion 1994