Nous venons d’assister à un véritable Bühnenweihfestspiel (festival scénique) mêlant fidèlement magie, légendes médiévales d’origine celtique, mythes nordiques, christianisme et bouddhisme. Le décorateur Roland Aeschlimann, très efficacement secondé par l’éclairagiste Lukas Kaltenback, a su trouver un cadre restituant visuellement le mysticisme de l’ouvrage, créant un décor symbolique très stylisé où règne une brume mystique (créée par une superposition de tulles indétectables) qui incite au recueillement et à la méditation, comme celle de nos grandes cathédrales gothiques en l’absence d’éclairage artificiel. La lumière dominante des tableaux du Graal, le bleu, aurait cependant gagné à être plus nuancée.
Au premier tableau de l’acte I, un mur oblique désorientant, parallèle à la rampe, constitué d’immenses panneaux mobiles qui s’ouvrent progressivement sur un arrière-plan lumineux, permet de faire coexister simultanément deux lieux : la clairière où se tiennent Gurnemanz et les écuyers et l’étang où Amfortas cherche un soulagement à ses blessures. Le deuxième tableau des actes I et III, le sanctuaire du Graal, illustre les célèbres répliques qui précèdent la Verwandlung, où Wagner anticipe les théories d’Einstein sur l’espace-temps2. Une sorte de vortex, dissimulé dans la pénombre et masqué par un disque couvert d’inscriptions cabalistiques, occupe le fond de la scène et se dévoile au moment de la cérémonie. Il est constitué de grands cercles concentriques en 3 D dont le dernier, creux, laisse entrevoir un autre univers. C’est là qu’apparaît le Graal3, sous la forme d’un polygone éclatant aux couleurs changeantes qui flotte en son centre. Une lance oblique à la pointe rougie par le sang du Christ, côté cour, de grandeur démesurée, plantée à même le plateau nu, constitue l’unique et efficace élément de décor du château de Klingsor à l’acte II. Enfin, le premier tableau de l’acte III, le plus beau peut-être, représente les vagues d’un champ de neige décalé, constitué d’une dizaine de rangées d’un tissu blanc qui, de la salle, fait illusion et forme de multiples vallonnements. Un arbuste défolié, côté jardin, émerge de la neige. Kundry, en cheveux, vêtue d’une tunique claire (les costumes de Suzanne Raschig ont de la classe et dépassent l’anecdote, mis à part ceux des filles-fleurs, assez banals), marche comme en transe le long des sillons jusqu’à l’arrivée du Chevalier Noir qui semble venir à sa rencontre et la croise après avoir échangé un long regard avec elle. Elle poursuit inlassablement son chemin jusqu’à l’enchantement du vendredi saint qu’elle accomplit elle-même en faisant glisser peu à peu le tissu neigeux de ses multiples supports, rangée par rangée, découvrant un champ de statues vivantes de Bouddha4. Tout cela est très beau et inspiré.
Dans ce décor épuré où l’action est réduite à l’essentiel, qui suggère plus qu’il ne montre et laisse à la musique le soin de nous faire voir l’invisible, c’est la direction d’acteurs qui manque cruellement, problème que rencontrent de nombreux décorateurs, chanteurs ou chefs d’orchestre passés à la mise en scène car la direction d’acteurs ne saurait s’improviser. Kundry est presque tout le premier acte couchée par terre. Au deuxième acte, l’interprétation du personnage de Klingsor est très réductrice, ce n’est qu’un enchanteur frustré, sans la dimension réelle voulue par Wagner : un chevalier du Graal exclu de la communauté, sorte de Lucifer déchu des anges. Quant à Kundry, c’est pire encore ; cette femme si émouvante qui, comme le Hollandais, attend depuis de nombreux siècles la rédemption qui lui permettra de mourir enfin, apparaît ici comme une péripatéticienne en mal de clientèle, folle de colère de se voir repoussée. Toutes les subtilités des dialogues nous échappent, sa résistance désespérée aux appels de Klingsor, la sincérité avec laquelle elle évoque les souffrances de Herzeleide auxquelles elle a compati, enfin l’horreur de devoir séduire celui qui la délivrera de sa malédiction si, précisément, il sait lui résister. Malheureusement, c’est au troisième acte, quand elle n’a plus rien à chanter, que le talent scénique de son interprète, Elena Zhidkova, peut enfin s’exprimer.
La distribution est inégale. Les filles-fleurs, desservies par la chorégraphie de Lucinda Childs, plate, sans inspiration et qui provoque des décalages, nous ont déçu, leurs timbres et leurs vibrato n’étaient pas accordés. Kurt Rydl en Gurnemanz n’a plus les moyens qu’il avait. Si les qualités de son grave ont été en partie préservées, il a perdu la capacité de tenir les sons sur la durée dans le medium comme dans l’aigu où son vibrato à longues ondes variant presque d’un demi-ton est désastreux. Son personnage ne trouve l’intériorité qu’au troisième acte. La voix de Victor von Halem en Titurel manque de noirceur et de profondeur. Au contraire, le timbre cuivré de Peter Sidhom, sa voix souple percutante conviennent parfaitement au rôle de Klingsor. Elena Zhidkova en Kundry se révèle sans faille. Le timbre doré ne perd jamais en qualité dans toute la tessiture qui exige d’une mezzo-soprano le grave d’une contralto et l’aigu d’une soprano dramatique. Elle ne poitrine pas et son si naturel n’est pas crié. Jukka Rasilainen est magnifique en Amfortas. Excellent acteur, à l’aise dans toute la palette de nuances, il brosse un portrait tout en finesse de cet être dévoré par la souffrance qui nous arrache des larmes de compassion. Quant au Parsifal très haut de gamme de Gary Lehman, il étincelle. Passé il y a trois ans de la tessiture de baryton à celle de ténor, c’est un véritable Heldentenor qui allie les couleurs des deux tessitures et nous charme par une aisance et une souplesse vocale qui ne faiblissent pas. Il est l’innocent au cœur pur qui suit ses impulsions, reçoit en direct les messages de Dieu et se laisse guider par l’intelligence du cœur. Il vit intérieurement la compassion, vertu partagée par le bouddhisme et le christianisme, qui permet à Parsifal d’identifier la souffrance d’Amfortas en recevant le baiser de Kundry et de reconnaître en lui-même le rédempteur annoncé par les anges. Il trouve sans peine les accents du désespoir comme de l’allégresse sans que sa voix n’en souffre jamais. Un pur bonheur.
Les chœurs de l’Opéra de Nice, qui jouent un rôle si important dans Parsifal, font honneur à leurs chefs : Giulio Magnanini et Philippe Négrel pour les chœurs d’enfants. Quant à la direction musicale de Philippe Auguin, nous lui devons une lecture de l’œuvre expressive, limpide, aux tempi et aux ambiances contrastées où le sentiment religieux prédomine. Il nous conduit d’un bout à l’autre de l’œuvre sans que nous sentions le temps passer : dans la fosse aussi, le temps se fait espace !
1 Parsifal sera repris au Grand Théâtre de Genève les 18, 21, 24, 27 30 mars et 2 avril 2010 avec une distribution radicalement différente.
2 Parsifal : « Ich schreite kaum, doch wähn’ich mich schon weit (je viens juste de partir et pourtant j’ai l’impression d’être déjà loin) ».
Gurnemanz : « Du siehst, mein Sohn, zur Raum wird hier die Zeit (tu peux le constater, mon fils, ici le temps se fait espace) ».
3 Chez Chrétien de Troyes (Perceval ou le Roman du Graal), le Graal est un vase précieux, Chez Wolfram von Eschenbach, c’est une pierre tombée des cieux sur laquelle une colombe apparaît chaque vendredi saint, ravivant sa puissance divine. Sa seule contemplation confère à l’observateur la jeunesse éternelle et une force invincible. Wagner, lui, assimile le Graal à un calice qui a servi à recueillir le sang coulant de la blessure du Christ sur la Croix.
4 Les influences du bouddhisme sont multiples dans Parsifal. Pour n’en citer que deux : Hérodiade, réincarnée en Kundry (nom simplifié de Gundryggia, la walkyrie nordique) chez Wagner à la suite d’une malédiction parce qu’elle a ri en voyant couler le sang de la plaie du Christ en croix, est condamnée à vivre jusqu’à ce que Parsifal, l’innocent au cœur pur (der reine Tor), lui apporte la rédemption et lui permette de mourir enfin. Par ailleurs, l’épisode au cours duquel Parsifal doit affronter les guerriers de Klingsor, ex frères du Graal, et l’enchantement du jardin des filles-fleurs sont directement inspiré de l’épisode où Bouddha résiste à Mara, ses guerriers et ses filles séductrices.