Le Barbier vu par Katharina Thalbach est en train de gagner un à un ses galons de classique sur la Bismarckstrasse. Cette 70e représentation en tout juste dix ans ne prend guère de rides et reste dans l’air du temps. Quelques ajustements bienvenus, une liberté presque totale laissée aux improvisations des protagonistes, une fluidité remarquable dans l’occupation des espaces, tout cela est maîtrisé, ajusté et pour tout dire pleinement réussi ; il n’y manque rien, il y en a presque trop. L’an passé, nous avions failli crier grâce devant la multiplication des gags, trouvailles, inventions, craignant que tout cela nous détourne de l’essentiel. Et du reste, fallait-il absolument maintenir le tracteur, la décapotable, la douche en plein-air, les innombrables va-et-vient à la terrasse du café, les manifs aux slogans éculés, les lutineries incessantes des badauds au II ? Pas si sûr. Cette version-ci est donc à peine plus sage, tout juste moins déjantée, mais qu’importe au fond puisque l’esprit est préservé, celui de l’opéra-bouffe.
© Marcus Lieberenz
La copie nous semble de meilleure qualité que l’an passé, et nous le devons tout à la fois à l’orchestre et au plateau. Saluons le travail de Daniel Carter. Jeune chef australien, attaché quelques années à Fribourg, il a fait ses débuts il y a tout juste deux mois au Deutsche Oper dans Die Zauberflöte et il entame une collaboration qui s’annonce intéressante. Carter a choisi une baguette légère pour diriger ce Barbier, un tempo cohérent. Il a surtout une écoute remarquable de ses chanteurs et réussit toujours à retomber sur ses pieds malgré quelques libertés prises sur le plateau, nous y reviendrons.
Mis à part Bartolo, tous les personnages sont interprétés par des membres de la troupe ; une précision qui a son importance et qui explique en grande partie la réussite scénique. On n’énumèrera pas la succession de situations comiques ou burlesques qui se suivent à un rythme effréné et avec une aisance, une fluidité, un rythme sidérants. Tout est maîtrisé, calculé, tombe juste et s’enchaîne ad libitum, on en redemanderait presque. C’est pourtant la copie vocale qui emporte définitivement l’adhésion. Le public ne s’y est pas trompé qui, même s’il fut parfois étonnamment indiscipliné (applaudissant à temps et surtout contretemps) a salué justement chacun des protagonistes.
Pas de maillon faible donc ; la Berta de Aviva Fortunata se gagne les faveurs du public par un « Il vecchiotto cerca moglie » du plus bel effet, usant et abusant de son riche corsage pour faire tourner la tête d’un Bartolo qui n’en peut mais. C’est Misha Kiria qui ce soir tient le rôle du tuteur de Rosine et c’est sans doute lui qui recueillera les plus grandes faveurs du public. Il faut dire que son interprétation de Bartolo frise le sans-faute. Un baryton généreux et d’une grande souplesse avec juste ce qu’il faut de puissance, un jeu totalement maitrisé et d’une façon générale une partition qu’il a plaisir à dérouler avec grande aisance. Son « A un dottor della mia sorte » achèvera de conquérir la salle. L’autre voix grave de la soirée (Basilio) est tenu par Andrew Harris qui n’arrive pas, dans son air de la calomnie, à se libérer totalement, bien que la mise en scène en soit, une fois n’est pas coutume, plutôt d’une grande sobriété. L’instrument est là pourtant, solide et bien maîtrisé. Matthew Newlin est un Almaviva entreprenant, un peu gigolo ; il lui manque encore de s’imposer vocalement face à des collègues sur scène qui, il faut le dire, ont tendance à prendre toute la place.
C’est le cas du rôle-titre. Voilà un barbier qu’on aimerait avoir tout près de chez soi ! Samuel Dale Johnson semble trouver dans le personnage de Figaro un rôle à sa pleine mesure. Ce garçon est vibrionnant, infatigable, d’une souplesse de félin et d’une agilité circassienne (y compris lorsqu’il chante dans les airs, retenu par un harnais d’escalade !). Tout cela ne serait rien sans la voix ; et là aussi, on en a pour son comptant. Timbre dense et clair, ligne de chant bien tenue (ce qui, selon les positions acrobatiques qu’on lui impose, relève parfois de la gageure). D’aucuns lui reprocheront de vouloir trop en faire, d’en rajouter, y compris dans l’étirement de la ligne musicale, au risque de mettre en péril la coordination avec les partenaires et l’orchestre, mais, nous l’avons dit, le chef était là pour veiller.
Nous voudrions dire un mot particulier de la Rosine de Vasilisa Berzhanskaya, jeune mezzo russe issue de l’ensemble du Bolchoï. Sa toute première apparition, à la fenêtre, et les quelques notes émises, nous ont frappé par leur justesse et leur chaleur. Son « Una voce poco fa » a confirmé la beauté du medium et la profondeur des graves, tout cela soutenu par un timbre charnel du plus bel effet, possédant de riches harmoniques, envoutant pour tout dire. Mais l’aria est long et redoutable et il faut tenir la distance – et accepter de faire mille choses tout en roucoulant, comme tirer les rideaux, porter un pupitre ou passer le balai ce qui, on le concèdera, ne facilite pas forcément la concentration. En un mot, tout n’y était pas, quelques aigus furent timides, la ligne de chant parfois distendue, mais on a eu envie d’être indulgent, tant il nous a semblé que le potentiel vocal est là, qui nécessitera encore approfondissement. Le second air « Dunque io son’ » confirmera ces magnifiques dispositions qui nous donnent envie d’entendre la toute jeune madame Berzhanskaya dans d’autres rôles. Avis aux amateurs : elle débutera dans Romeo de I Capuleti e i Montecchi sous la baguette de Daniele Gatti à Rome dès janvier 2020.