Le Giulio Cesare mis en scène par Patrice Caurier et Moshe Leiser au festival de Salzbourg en 2012 pouvait laisser craindre le pire. C’est donc avec une certaine appréhension que nous avons pris place dans un théâtre Graslin fraîchement rénové pour le plus grand confort des spectateurs (de la place pour les jambes et des fauteuils d’orchestre en quinconce pour une meilleure visibilité) d’autant que Il cappello di paglia di Firenze ayant disparu depuis 12 ans des scènes françaises*, sa résurrection nous tenait à cœur. Fort heureusement, le tandem a opéré un virage à 180 degrés, servant la merveilleuse comédie de Nino Rota avec intelligence, perspicacité et une grande acuité dramaturgique. Le décor réaliste qui figure des intérieurs bourgeois manque peut-être d’inspiration mais la place principale du petit bourg et la scène finale réputée pour ses difficultés de réalisation sont très réussies. Les costumes historiques évoquent efficacement les caricatures de Daumier. Seule ombre au tableau, tout le monde sur scène, chœur inclus, est affublé d’un faux nez qui uniformise partiellement l’excellente direction d’acteurs.
Dans son livret, écrit en collaboration avec sa mère, la pianiste concertiste Ernesta Rinaldi, Rota a resserré la pièce, réalisant par là-même « un opéra où le rythme domine, où l’on peine à reprendre son souffle. Pour le chef, le défi est de parvenir à donner ce sentiment de folie et de course perpétuelle… Dans cette musique qui paraît si simple à l’écoute, on n’a pas droit à l’erreur. » Ainsi s’exprime Giuseppe Grazioli qui soutient cette gageure à la perfection. Grand spécialiste de Nino Rota dont il a entrepris d’enregistrer l’œuvre intégrale avec l’orchestre Giuseppe Verdi de Milan, il fait preuve d’une rare maîtrise, ménageant dans cette lumineuse farsa musicale d’intenses moments de poésie. Sous sa baguette, cette musique originale mais tissée de réminiscences apparaît comme une proche parente du Rake’s Progress de Stravinski.
Plus encore que les autres parties, déjà très acrobatiques, le rôle principal nécessite une grande maîtrise vocale et scénique : Fadinard est présent tout au long de l’ouvrage. L’excellent ténor Philippe Talbot, qui est également comédien et metteur en scène, se joue de ces difficultés et ne montre aucune marque de fatigue. L’agitation un peu ridicule voulue par les premières scènes (n’oublions pas qu’il est à la recherche d’un chapeau de paille brouté par un cheval, et qu’il ne pourra épouser sa belle Elena qu’après l’avoir retrouvé) fait rapidement place à une réelle oppression, laquelle finit par virer au cauchemar sans pour autant cesser de nous faire rire car c’est la règle du jeu, le tout entrecoupé de moments d’un lyrisme envoûtant. Son timbre homogène et chaleureux ne perd jamais de son éclat, même dans les pianissimi les plus raffinés. Beau succès de Peter Kalman en inénarrable Nonancourt, le futur beau-père, personnage de composition désopilant. Claudio Otelli, en Beaupertuis, réussit le prodige de nous émouvoir et nous faire trembler tout en prenant un bain de pieds en chemise de nuit. Boris Grappe, baryton lyrique de haut niveau, incarne avec bonheur Emilio, un militaire droit sorti d’un opéra comique de Donizetti. Très bonnes prestations également des deux ténors Beau Palmer et Emmanuele Giannino, ainsi que des seconds plans Jean-Louis Meunier et Guy-Etienne Giot.
Hendrickje Van Kerckhove est une Elena convaincante. Son personnage évolue tout au long de l’opéra, avec des volte-face savoureuses. La petite oie blanche du premier acte, sœur jumelle de la Cunégonde de Christophe dans La Famille Fenouillard, évoque d’abord Nanette durant ses duos avec Fadinard, se métamorphose en héroïne puccinienne dans le grand duo de l’acte II, puis se transforme en Traviata vocalisante pour redevenir petite oie blanche avec un air à vocalises tout droit sorti des Contes d’Hoffmann (la Poupée) à l’acte III. Elle finit par s’affranchir au IV dans un air très bel canto où elle prend contre tous le parti de son fiancé. Tout cela sans difficulté apparente, avec un timbre frais et une voix bien posée. Hélas, Elzbieta Szmytka (Anaide et La Modiste), excellente scéniquement, a perdu, elle, ce timbre frais et toutes les qualités vocales qui l’avaient propulsée si rapidement dans des rôles principaux au Festival de Salzbourg. Quant à la mezzo-soprano Elena Zilio, elle campe une baronne irrésistible de drôlerie mais la voix, affligée d’un vibrato excessif, a perdu en qualité.
L’accueil enthousiaste du public lors des saluts et l’allégresse partagée des nombreux enfants présents, nouvellement initiés au genre opéra, laissent espérer que la direction d’Angers-Nantes-Opéra se risquera à produire un autre opéra de Nino Rota, ce compositeur si aimé des cinéphiles et si méconnu des opéraphiles. Souhaitons longue vie à cette production qui mérite d’être largement programmée sur d’autres scènes françaises et étrangères.
* L’opéra a été représenté à l’Opéra de Lyon en mai 1999 (Claire Gibault/Claudia Staviski), puis au Capitole en mars 2000 (Emmanuel Plasson/Nicolas Joël).