Monument que cet ultime recueil profane, couronnement de son œuvre madrigalesque, le VIIIe Livre résume tout le développement du genre par Monteverdi, dans la grande diversité de ses formes. Publié en 1638, mais complètement rédigé dès 1636, il s’ouvre sur une préface où le compositeur décrit clairement son esthétique, fondée sur l’imitation. Ainsi choisit-il ses textes pour leur conformité à son projet et aux passions qu’ils expriment. Les madrigaux accompagnent Rinaldo Alessandrini depuis des décennies, particulièrement ceux-ci. Il les a mûris, approfondis au fil des ans, « se hâtant lentement, et sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettant son ouvrage l’ouvrage, le polissant sans cesse », pour parodier Boileau. Son Concerto italiano, fondé il y aura bientôt quarante ans, les a donnés et enregistrés, tous ou séparément, à de multiples reprises : la toute dernière est sortie en 2017, saluée par Alexandre Jamar (Monteverdi by night), après que Forumopéra ait brièvement rendu compte du même programme présenté à Dijon quelques mois auparavant (Alessandrini galvanise Monteverdi à Dijon).
Dès le « Hor ch’el ciel e la terra », le chef impose sa marque, avec un sens dramatique jamais pris en défaut : le jeu sur les suspensions, les silences, les contrastes et les couleurs instrumentales comme harmoniques, tout est mis en œuvre pour donner au texte et à chaque mot la traduction la plus pertinente. Quels que soient les mérites des interprétations de référence, y compris les siennes, on est proprement stupéfait du renouvellement auquel il nous convie. L’italianité profonde des œuvres est idéalement restituée. Une forme d’ascèse préside à leur réalisation, au niveau des moyens mis en œuvre. Les effectifs sont réduits au strict minimum imposé par le compositeur, en dehors des deux clavecins (l’un d’eux étant tenu ponctuellement par le chef). La flamboyance instrumentale y trouvera sa limite, malgré la qualité de chacun.
Contrairement à l’habitude (*), Le Combat de Tancrède et Clorinde est ici introduit par une sinfonia du Couronnement de Poppée. L’unique réserve sera relative au statisme des interprètes, les chanteurs étant invités par Monteverdi à mimer les gestes et l’expression du personnage qu’ils incarnent ou décrivent : le stile rappresentativo implique que ces derniers traduisent les affetti par le geste (« con gesto ») autant que par le chant. Or chacun, derrière son pupitre, concentre toute son attention sur la partition et la direction. Seul, Riccardo Pisani (Testo), habité par la force du poème du Tasso, aussi bon chanteur que conteur et comédien donne pleinement vie à son récit. Aucun des chanteurs ne démérite, même si, individuellement, la concurrence est rude. De la distribution, équilibrée, on retiendra l’harmonie, la connivence entre les voix. Le Tancredi de Gabriele Lombardi, égal dans tous les registres, la Clorinda de Sonia Tedla sont bien campés. C’est la direction qui appelle le maximum d’éloges : la conduite est très pensée, construite, et le caractère dramatique illustré avec brio, de la violence des arrachements des cordes, de la fureur du combat, de l’animation de la chevauchée à la plainte ultime, lumineuse. Les modelés, la rondeur, la dynamique soutenue, associée à la clarté et à la souplesse forcent l’admiration. Pleinement engagée, claire, expressive, avec une attention constante à la ligne comme au mot, la direction est exemplaire, et l’émotion au rendez-vous.
Les Altri canti di Marte seront encadrés par deux madrigaux « traditionnels », bien antérieurs : Dolcissimo uscignolo, et Chi vol haver felice, tous deux à cinq parties, avec le soutien des théorbes et du clavecin. Les voix y sont épanouies, rayonnantes. Projeté, puissant dans un tempo très soutenu, ces Altri canti di Marte, qui ouvrent les Canti amorosi, attestent le sens de la couleur, des contrastes, l’intensité expressive, la ferveur et l’urgence dramatique. Chacun des autres madrigaux, (Volgendo il ciel et Vago augelletto ) mériterait qu’on s’y attarde. Cependant, ce qui prévaut ce soir, malgré la variété des styles, des écritures des œuvres, c’est bien l’unité, fruit de l’art des enchaînements, cultivé ici avec un soin tout particulier. L’énumération des pièces n’en donne pas idée : des sinfoniae (de Monteverdi, comme de Biagio Marini **) permettent de subtiles associations tonales et de caractère entre productions instrumentales et vocales. Corollaire de la proposition : l’absence de césure, donc de silence, durant tout le concert, sans entracte, interdit au public de reprendre son souffle.
Du madrigal traditionnel à la cantate scénique « con gesto » nous aurons ainsi parcouru toute l’évolution du compositeur, comme le passage de la polyphonie à l’opéra naissant. La sincérité absolue, enthousiaste, liée à l’intelligence profonde des textes poétiques et musicaux qui anime la formation, nous aura fait oublier le renouvellement des solistes tant la marque qu’imprime Rinaldo Alessandrini est bien ce qui caractérise la production.
* comme Garrido, Alessandrini et Longhini nous avaient habitués à une sinfonia de Marini.
** bien avant Corelli, le plus grand compositeur de musique pour violon, souvent associé à Monteverdi, bien que disparu avant que le Vénitien naisse.