Bien que Falvetti ait réussi à séduire le public européen, il reste étonnant que celui qui en révèle le génie, Leonardo García Alarcón, n’ait pas réussi à le faire entrer dans Paris. Louons donc le château de Versailles de programmer une seconde fois ce mirifique Nabucco en diptyque du Diluvio Universale donné la veille. Cette redécouverte a quelque chose d’à la fois miraculeux et parfaitement à propos. Miraculeux car ces deux œuvres sont les seules de son auteur à nous être parvenues, et à propos car le chef et son ensemble semblent y moissonner tout ce que les Garrido, Savall et Pluhar ont semé avant lui. Nos oreilles sont donc plus que jamais prêtes à apprécier pleinement cet enchantement harmonique permanent, ces vocalises qui évoluent du mélisme à la performance virtuose, ces instruments chatoyants et orientaux joués par des musiciens investis jusque dans leurs silence, ces rythmes dansants, arabisants, où toute la Méditerranée semble s’être donné rendez-vous en cette fin du XVIIe siècle sicilien, quand une société sous domination espagnole s’enorgueillissait d’un syncrétisme musical qui flattait l’exotique au lieu de fustiger l’étranger. Falvetti ferait presque pâlir Cavalli et Monteverdi par sa somptuosité et évoque furieusement le jeune Haendel dans certaines arias (« Il Re di Babelle » et ses vocalises virtuoses qui semblent venir tout droit de Teseo). On savait Hambourg grande terre des métissages musicaux de l’Europe baroque, on découvre en Messine son contre-point insulaire.
Comme face à toute révélation, on ne sait si l’on doit louer davantage le compositeur, le musicologue (ici Nicolo Maccavino, à qui échoit une part de l’orchestration, rarement incluse dans les partitions) ou ses interprètes. L’orchestre Cappella Mediterranea d’abord, d’une cohésion et d’un investissement jubilatoires, alternant entre mélopées intimistes, paysages musicaux ondoyants, harmonie des sphères célestes, nimbes de pureté sainte, danses irrésistibles, et gloires symphoniques à la démesure du personnage éponyme. La simple disposition de l’orchestre dit également tout le soin apporté à cette recréation : les percussions et les vents sont répartis inégalement à cour et à jardin créant effets d’échos et d’immersion harmoniques proprement saisissants. Le très beau Chœur de Namur est lui aussi très mobile et d’une finesse d’émission caressante. L’autre originalité de cette œuvre l’inscrit clairement dans l’histoire de l’émergence de l’opéra seria : son alternance de récitatifs et d’arias lui confère un dramatisme d’autant plus saisissant qu’il est agile et ne s’enferme pas dans un schéma musical qui restait à inventer. Le drame est assez court : il s’ouvre sur des allégories de l’Euphrate, de l’Idolatrie et de l’Orgueil qui nous introduisent dans Babylone où Nabucco sort péniblement de son cauchemar. Préparant ensuite les fastes d’une cérémonie d’inauguration de sa nouvelle démiurgique statue d’or, il se voit raillé par des enfants hébreux qui refusent de reconnaître son règne céleste et sont condamnés à la fournaise. Mais protégés par le seul vrai Dieu, ils en sortent indemnes et chantent l’harmonie divine.
Pour donner vie à ce drame, tous les chanteurs font preuve d’une science et d’une justesse remarquables. En Nabucco, Fernando Guimarães est certes très percutant mais manque de technique pour soutenir ses élans expressifs qui étranglent trop souvent sa voix dans l’aigu. En fleuve Euphrate, Matteo Bellotto privilégie profondeur à projection, ce qui s’avère être une très bonne stratégie dans le trio initial. Daniel de luxe, João Fernandes n’a hélas que trop peu à chanter et son seul air ne figure même pas dans le livret du programme, sa suprématie vocale sur Nabucco illustre néanmoins immédiatement son ascendant moral. En ambigu Arioco, chef des milices, forcé d’obéir au tyran, Christopher Lowerey déploie son timbre de contre-ténor aérien, assez proche de celui d’un David Daniels, manquant tout autant de graves mais capable d’une belle virtuosité et d’une prononciation plus affutée. Capucine Keller est un Orgueil qui n’a rien de la prétention, ses moyens dans l’aigu sont impressionnants, tant qu’elle abuse parfois de sonorités métalliques qui pertubent la belle harmonie de l’orchestre. Même remarque pour Mariana Flores, excellente musicienne à la rythmique et l’élocution impeccables mais aux aigus parfois perçants. Caroline Weynants fait preuve de plus de louable retenue dans ce registre et n’en impressionne pas moins par la justesse de son émission. La plus séraphique des sopranos est sans doute Lucía Martín-Cartón, à l’aigu plus timide que ses consœurs mais la seule à bénéficier d’un médium riche et sonore qui lui permet plus de variété dans l’expression de l’ironie, de la pureté et de la spiritualité. Toutes ces réserves restant peccadilles face au bonheur que tous procuraient ce soir là et qui nous faisait presque oublier les chaises redoutablement étroites sur lesquelles les spectateurs pouvaient éprouver leur foi musicale.