Dans le copieux programme de salle du festival de la Valle d’Itria on trouve, outre le livret des œuvres représentées et des analyses par les spécialistes qui ont travaillé à leur redécouverte, des entretiens avec des personnalités participant au festival. Pier Luigi Pizzi, qui met en scène cette année deux des principaux spectacles, Ecuba et Il matrimonio segreto, révèle que lorsqu’il réalisa décors et costumes en 1971 pour le chef-d’œuvre de Cimarosa dans la mise en scène de Sandro Sequi il trouvait l’œuvre ennuyeuse. Son opinion a-t-elle vraiment changé ? On peut se le demander au vu des interventions auxquelles il s’est livré, rognant çà et là les récitatifs et modifiant quelque peu le personnage clé, Don Geronimo pour le faire entrer dans son système.
Car il y a une méthode Pizzi, qui consiste à recycler des éléments d’un spectacle à l’autre. C’est très ingénieux mais à la longue cela peut lasser. Le décor proposé a un air de déjà vu, et pour cause, il provient de sa Pietra del paragone de Pesaro, qui reprenait en 2017 les mêmes idées qu’en 2002, pour l’ameublement et la décoration. La mise en scène repropose l’exhibition en sous-vêtement d’un chanteur et les costumes d’intérieur du matin des deux sœurs ont la fluidité de ceux d’une récente Rosina. Encore une fois, on ne peut qu’admirer la sûreté du goût, mais il faut constater qu’il ne se renouvelle guère. Mais pour être honnête on ne peut nier que la formule a du bon en ce qu’on peut la supposer plus économique qu’une création nouvelle et ce n’est pas à dédaigner pour le théâtre lyrique dont on connaît les difficultés financières.
Carolina, Don Geronimo, Elisetta, Fidalma et à l’écart Paolino © clarissa lapolla
Pour revenir à Don Geronimo, Pier Luigi Pizzi en fait un marchand d’art moderne, ce qui lui permet d’en décorer la demeure d’œuvres d’artistes contemporains dont certains ont figuré dans ses collections. En quoi est-ce révélateur du personnage ? Si c’est pour en faire un entrepreneur hardi, n’est-ce pas un contresens ? En visant un accès à la noblesse qu’il est prêt à payer un prix considérable, le personnage pense justement effectuer un placement sûr et de longue durée, qui ne relève pas de la mode ou de paris aventureux sur la cote d’un artiste. Faut-il valoriser le personnage ? Le livret le définit comme « de Bologne » ; dans un opéra napolitain la qualification n’est pas laudative. En outre la transposition contemporaine rend problématique la scène finale, lorsqu’Elisetta entend chuchoter dans la chambre de Carolina. Pourquoi celle-ci ne serait-elle pas au téléphone, ou n’écouterait-elle pas la radio ? Bref, dans ce décor et dans ce milieu, le sujet de l’œuvre, un mariage secret, a-t-il encore un sens ?
Ces questions, on se les pose parce que telle qu’elle est, dans son intégrité, l’œuvre suffit à notre bonheur. Quelle que soit l’habileté dialectique de Pier Luigi Pizzi à justifier ses choix, il ne nous a pas convaincu de leur pertinence indiscutable. Pourquoi, par exemple, ne pas faire de Don Geronimo le barbon traditionnel ? Parce que la tradition sentirait la naphtaline ? Mais l’oeuvre, théâtre et musique, est elle-même née d’une tradition ! Pourquoi ne pas penser à tous ceux qui ne la connaissent pas encore et auraient plaisir à la découvrir ? Dans une des émouvantes allocutions dont il a le secret le président Franco Punzi, la mémoire et l’âme du festival de la Valle d’Itria, disait sa joie de voir de jeunes spectateurs affluer chaque année plus nombreux. Pourquoi n’auraient-ils pas la chance, eux aussi, de découvrir cette tradition qui constitue leur patrimoine, et qui, parce qu’elle s’enracine dans l’humain, a rayonné largement au-delà de son berceau ?
Mais revenons au spectacle. Il fonctionne bien parce que les interprètes ont joué le jeu sans états d’âme. Marco Filippo Romano, dont l’énergie bondissante fait du père un homme dans la force de l’âge loin d’un vieillard à demi-sourd, entre verve vocale et mimiques expressives, ne s’épargne pas mais ne charge pas démesurément. L’autre voix de basse, Vittorio Prato, prête au Conte Robinson sa haute taille et son élégance naturelle mais adopte avec aisance le ton bon-enfant de l’aristocrate cherchant à être aimable avec son futur beau-père, signataire du contrat qui garantit la dot. Pour lui aussi les mimiques font partie de l’interprétation et elles communiquent clairement à la dérobée les sentiments que la bonne éducation lui interdit d’étaler, sauf quand l’exaspération le gagne, comme dans la scène où il essaie en vain de dégoûter de lui Elisetta. Le ténor Alasdair Kent, dans le rôle de Paolino, doit payer de sa personne, d’abord en apparaissant en sous-vêtement puis en étant soumis aux mains baladeuses d’une Fidalma entreprenante. Globalement sa prestation est réussie, même s’il semble parfois marcher sur le fil du rasoir de la justesse de l’intonation.
D’une année à l’autre le tempérament d’Ana Victoria Pitts s’affirme, tant vocalement que scéniquement. Certes, l’aigu reste court, comme le prouve un écart peu réussi, mais hormis cette bavure le rôle de la veuve aux appétits trop longtemps contenus est soutenu d’une voix désormais ferme, au grain homogène, et avec un engagement scénique qui fait de la composition une vraie réussite. Elisetta, la sœur éprise de grandeur, est le plus souvent dans l’ombre de Carolina, l’héroïne ; mais quand au deuxième acte l’occasion lui est donnée dans l’air « Si son vendicata » Maria Laura Iacobellis se révèle une virtuose qui charme et éblouit. La secrètement mariée Carolina est interprétée par Benedetta Torre avec tout l’élan nécessaire à traduire la spontanéité des sentiments du personnage, entre inquiétude, espoir, panique, jalousie, mais avec assez de mesure pour lui éviter l’excès de larmoyant ou l’hystérie. Aussi la tenue vocale et scénique ne mérite-t-elle que des compliments.
De l’orchestre du Théâtre de Bari on louera la capacité d’adaptation à une œuvre qui, sauf erreur, ne fait pas partie de son répertoire habituel. Pas la moindre bavure au cours d’une exécution où la complexité de l’orchestration est rendue avec une précision et une délicatesse appréciables, où l’on perçoit nettement les échos mozartiens. Michele Spotti donne ses indications au plateau avec une inlassable vigilance, et le rendu de l’orchestre confirme, comme le feront les battements sonores des instruments à la fin, qu’il a le « feeling » avec les musiciens. La qualité de ce rendu musical n’est pas le moindre des plaisirs de la représentation à la fin de laquelle le public, qu’on a entendu souvent s’amuser des situations, décrète le triomphe. Il serait injuste de ne pas mentionner le nom de Vincenzo Rana, dont le clavecin disert assure un continuo pour les récitatifs, comme un acteur notable de cette réussite.