Mariage secret conventionnel mais particulièrement soigné pour l’Opéra national du Rhin et son directeur musical, Patrick Davin, détenteur de l’alchimie du dramma giocoso alliant la verve des jeunes chanteurs de l’Opéra Studio à l’audace d’un orchestre symphonique osant le relooking des Lumières : les ébats entre voix, cordes en boyau et archets classiques font sensation. Dans cette production alsacienne, on marivaude avec Cimarosa en brocart minaudier façon « années 50 ».
Carolina et Paolino, mariés secrètement, tentent de vivre leur amour au grand jour. Simple laquais, Paolino s’obstine à gagner la grâce de Geronimo, son beau-père et patron. Ainsi, le jeune homme organise l’un de ces contrats de mariage « à la mode » entre Elisetta – sœur aînée de Carolina – et le comte Robinson[1].
Sauf que, touchante car aussi vive que fragile, la prima donna Carolina séduit plus que jamais le comte dans son rondo « Perdonate, signor mio ». Voulant se faire passer pour une soubrette indigne d’intérêt afin d’échapper aux avances du comte, elle y brille dans le jeu de contradiction entre un vocabulaire d’une vulgarité forcée – donc, improbable – et une syntaxe finement héroïque (ce qui dût plaire aux viennois, fins gourmets du buffa). L’admirable intensité vocale de la toute jeune soprano Rocío Pérez épate d’autant plus qu’elle manie chaque saut d’intervalle à l’image de son jeu théâtral riche et spontané. Gaëlle Alix joue une Elisetta d’envergure, sachant user des inflexions de la mélodie au point d’évoquer cette espèce de pimbêche ignorante ne mettant la main à la pâte qu’à défaut de brailler sa supériorité. Le duo de chichiteuses insatiables n’est possible qu’avec la densité du timbre de Lamia Beuque incarnant Fidalma, la perfide tante à lunettes qui semble ne vivre que de fantasmes éthyliques. Quant au comte Robinson, prétendant désargenté, Jaroslaw Kitala le dessine sous les contours de la voix masculine la plus opulente et la plus ardente de toutes (en écho à celle de Carolina) paradant tel un paon au dandysme lubrique. Nathanaël Tavernier s’affirme dans le rôle de Geronimo, père de famille attendrissant mais enfermé – corps et âme – dans les valeurs étriquées de la réussite sociale qu’il fonde sur sa manufacture de boas à plumes rutilantes. A l’image de Geronimo, sa vocalité est aussi sentimentale que puritaine. Le mariage étant affaire comptable, Geronimo et Robinson culminent dans « Se fiato in corpo avete » – un duo de basses ! – cette ingénieuse forme de duo novatrice à souhait pour le public d’alors. Finalement, Peter Krik joue plus qu’il ne chante cet amoureux noyé dans l’imbroglio et l’imprévisible au point de prendre la fuite en oubliant son âme au fin fond des tiroirs emplis de « serpents » à plumes. Si son jeu d’acteur est prometteur, son chant se cantonne dans un ambitus encore particulièrement restreint mais dont on souhaite en devenir car, véritablement, le pauvre Paolino a souffert dans les aigus. Les jeux sont faits[2].
© Alain Kaiser
Et, déjà, rien ne va plus. En huis clos, des ateliers de manufacture aux abords des chambres tapissées de chuchotements et de portes qui claquent, place à la jalousie, aux cris intempestifs, aux quiproquos en cascade, aux peines de cœurs masquées de tendresse maladroite, aux retours de manivelle, mais aussi au secret de l’amour que même la mort ne peut séparer. A l’exception des mariés d’allure pudique, costumes caractériels et décors bigarrés s’esclaffent en harmonie avec une partition aux ensembles parmi les plus chatoyants du giocoso. Si les codes de mise en scène fonctionnent, rien de vraiment créatif pour autant : on baigne dans la variatio et la citation (Marivaux, Feydeau, Tati, Demy, etc.). Ces codes particulièrement conformes à la tradition théâtrale sont simplement déplacés au coeur des Fifties sans réelle inventivité. Seules les astuces sont à l’honneur. Ainsi, dans « Le orecchie non stancate » – vertigineux arrêt sur image – chaque personnage se voit doté d’un mouvement cinématographique de va-et-vient incessant, propre à la mécanique d’un rembobinage perpétuel, clin d’œil à l’inertie narrative des moments dédiés au plaisir d’oreille. L’opéra se termine dans l’incrédibilité d’un Happy end – épouvantable flop dramaturgique, qu’il soit volontaire ou non, il faut le dire – incitant vivement à se réfugier auprès du Grillon de Florian : « pour être heureux vivons cachés ». Et, en effet, au microscope des Lumières[3], ce dramma giocoso ne se conjugue pas seulement au singulier. A bien y regarder, à chacun son mariage secret.
[1] En 1792, le mariage « à la mode » rayonne dans les Lumières de la Révolution : en France, les Etats civils définissent le mariage non plus tel un sacrement mais tel un contrat pouvant s’annuler à tout moment, et ce, même si la religion infiltre toujours pleinement les convictions les plus intimes.
[2] Au XVIIIe siècle, les jeux de l’amour et du hasard de la comédie française forment de véritables laboratoires empiriques des relations humaines. Parmi les émules, l’opéra viennois semi-seria (dont le dramma giocoso) porte le drame au cœur de la comédie en s’emparant du mariage « à la mode » sous l’égide des Nozze de Mozart.
[3] Les Lumières se forgent sur les confrontations de points de vue, sur le droit à la discussion, sur la revendication empirique née de la passion d’expérimenter, tout particulièrement sur soi-même, les nouvelles idées.