Il Nerone, sous-titré L’Incoronazione di Poppea, dont il existe non pas une mais une pluralité de partitions, est l’ultime œuvre de Monteverdi. Le Couronnement de Poppée est aussi le premier opéra qui chante la toute-puissance des passions en unissant dans une alchimie complexe le théâtre, le chant et la musique. Une fresque historique et poétique, une mosaïque de scènes où s’entremêlent le sublime et le trivial, où rien ne peut arrêter les intrigues et le triomphe du couple Nerone/Poppea dans une ronde vertigineuse de désirs et d’ambitions. Ce Il Nerone est revisité à l’Athénée par le metteur en scène Alain Françon et le chef d’orchestre Vincent Dumestre dans une proposition musicale et artistique qui renoue avec la partition vénitienne originelle. Au cœur du projet : les jeunes voix de l’Académie de l’Opéra National de Paris, propulsées dans un véritable opéra d’une grande intensité dramatique et d’une invention musicale sans cesse rebondissante, l’émotion excédant ici les seules préoccupations de style à condition que le style adopté mette en vibration cette émotion.
C’est le cas dans cette lecture réjouissante et rafraichissante. Affrontant l’énigme de l’œuvre sans aucun complexe, les interprètes et maîtres d’œuvre de cette nouvelle production lui donnent une respiration nouvelle, une liberté expressive qui jaillit autant de la direction que de la mise en scène chatoyante aux couleurs multipliées. Seul un véritable homme de théâtre pouvait comprendre cet opéra issu du théâtre populaire vénitien. Sans esbrouffe ou incongruité, la mise en scène d’Alain Françon se distingue par sa simplicité et un fort pouvoir évocateur. A l’avant-scène, un théâtre romain avec ses deux colonnes rouges corrodées par le temps, théâtre dans le théâtre. En son sein, deux tentures rouges, un parterre vert, une fresque murale sortie tout droit des vestiges de Pompéi, un buste, et une banquette, suffisent à évoquer la Rome antique. Le tout baigné dans un magnifique éclairage. Si le décor est résolument romain, les personnages évoluent dans des parures plus contemporaines mais parfaitement en harmonie. Se côtoient ici un Néron en costume simili Versace, un Valletto en habit de groom, une Virtù en tailleur années 50 et un Amour tout de rose vêtu, mi-maître de cérémonie, mi-meneur de revue. Autant de personnages singuliers composant un ballet coloré dont chaque pas a été chorégraphié avec soin. Dans un tableau d’ensemble cohérent, pétri de grâce et d’élégance, de danse, de tragique et d’humour, l’alchimie entre les éléments de décors, les costumes, les lumières et une direction d’acteur dans un timing impeccable, font de la mise en scène une parfaite réussite.
Le chef Vincent Dumestre à la tête du Poème Harmonique (petite formation avec instruments d’époque) est à l’évidence dans une dynamique de musique de chambre soucieuse de la moindre nuance de la partition et surtout attentive aux jeunes voix. La direction d’orchestre s’adapte très clairement au rythme des chanteurs, en s’intégrant le plus possible au plateau. Le résultat est superbe, le contact entre l’orchestre et les chanteurs est idéal, tous forment ensemble une équipe extrêmement soudée et solidaire. Vincent Dumestre n’a pas d’ailleurs pas caché son enthousiasme de travailler avec des jeunes chanteurs en troupe pour toute l’énergie qui en émane et le savoir être et se mouvoir ensemble sur une scène.
Les interprètes sont tous excellents, occupant l’espace scénique avec une dextérité et une aisance rares pour de jeunes artistes. Vocalement, ils confirment tous les qualités vocales dont ils avaient précédemment fait la démonstration. Marine Chagnon, a déjà tout d’une grande, et nous livre une Poppée tout à la fois calculatrice, observatrice et charnellement épanouie, désarmante de sensibilité raffinée. Le contre-ténor Fernando Escalona est un interprète à la diction mordante et à la belle projection (on est ici dans un style proche de Fagioli). Dramatiquement, il fait de Néron davantage un grand excentrique qu’un fou dangereux, qu’il dote d’une élégance et d’une classe surprenante dans son costume d’inspiration Versacienne. L’Octavie de Lucie Peyramaure est bouleversante dans sa noble douleur qu’exprime un chant frémissant. Leopold Gilloots Laforge campe un Ottone à la voix ronde et chaude, riche en harmoniques, très subtilement nuancée, à la la manière de James Bowman. Le Sénèque d’Alejandro Balinas Vietes impressionne non seulement par ses graves d’outre-tombe mais aussi par sa puissance vocale. Sur le plan dramatique, il saisit parfaitement la dimension du personnage dans sa force spirituelle. Martina Russomanno, en Drusilla, a une voix élégante et légère dans les vocalises et sait se faire velours pour être émouvante. Kseniia Proshina est chez elle sur le plateau, jouant à la fois les meneuses de revue en Amore et le trublion de service en Valletto. Elle a pour elle son charme et sa voix enveloppante qui sait varier les nuances et les couleurs. Lise Nougier en Nutrice et en Virtù nous fait entendre sa voix délicate dotée d’un noble timbre, qui n’a pas besoin d’être puissante pour imposer une forte présence scénique. Elle occupe la scène avec une belle prestance et une aisance déconcertante. Elle est ici dans son jardin où elle nous fait découvrir qu’elle sait aussi danser. En forme vocalement et parfaitement bien distribué, Léo Fernique est hilarant, mais aussi très juste en Arnalta, donnant à la vieille servante un abattage et une force comique remarquables. Une mention spéciale aux deux ténors Léo Vermot Desroches et Thomas Ricart qui nous ont livré un magnifique duo de soldats en début de spectacle. Ils prolongent ensuite le plaisir de l’auditoire en impressionnant trio avec le baryton Yiorgo Ioannou où autour de l’imposant Sénèque d’Alejandro Balinas Vietes. Les trois voix se marient à merveille en puissance et en couleurs.
En partageant la scène avec un égal bonheur tous les personnages, qu’ils soient principaux ou secondaires, concourent à faire de ce théâtre vocal coloré une digne et crédible intrigue historique. Cette amorale Poppée de l’Athénée est diablement séduisante. Et ce sentiment apaisant de communion du public autour d’un spectacle générateur de jeunesse, d’énergie et d’envies, dans notre ère actuelle de la discorde et des affrontements n’est pas la moindre des vertus de cette très belle soirée.