Quel point commun entre Il Tabarro et Don Carlo ? L’un, grand opéra à la française, se passe à la cour d’Espagne au XVIe siècle et se résume à une enfilade de numéros héroïques lorsqu’il est, comme à Verbier, traduit en italien et allégé de ses deux premiers actes. L’autre est le volet tragique duTrittico, un ensemble de trois opéras que Puccini ne voulait pas voir jouer séparément – dommage pour lui. L’œuvre, vériste, vaut d’abord par son climat orchestral qui s’attache à dépeindre les quais de Seine à Paris au début du XXe siècle. Apparier en version de concert des partitions si dissemblables reviendrait à marier la carpe et le lapin si l’affiche proposée par le Festival de Verbier n’était digne des maisons d’opéra les plus prestigieuses.
En première partie, Il Tabarro s’enorgueillit de la présence de Barbara Frittoli. La soprano italienne troque Elisabetta qu’elle chantait à Paris l’an passé – avec d’ailleurs quelques-uns des chanteurs présents ce soir (Ildar Abdrazakov, Daniela Barcellona) – contre Giorgetta. Bonne idée ! Puccini convient aujourd’hui mieux que Verdi à ce chant, dont la maturité rejoint celle du personnage. Les griffures du timbre, la chair épanouie d’un medium préservé dessinent une femme blessée, à la sensualité inquiète. Plus que la voix, il y a la diction, la présence et, au-delà, les multiples intentions qui insufflent à cette version concertante de l’ouvrage une vie théâtrale qu’un jeu d’entrées et de sorties, indéchiffrable pour qui ne connait pas sonTabarro sur le bout des doigts, aurait pu mettre en péril. La vérité d’une telle interprétation déteint inévitablement sur ses partenaires. S’il n’avait auprès de lui cette Giorgetta incarnée, Thiago Arancam donnerait l’impression de dissiper ses jeunes moyens. Les passages en force, les appuis maladroits, l’émission engorgée augurent mal de la longévité d’un ténor somme toute séduisant qui déjà, dans Le villi à Paris cet hiver, suscitait de la part de notre confrère, Christian Peter les mêmes réserves. Pourtant, Luigi fait mieux que chanter, il existe et le duo d’amour en forme d’hymne à Belleville est un de ceux qui donnent le frisson. Lucio Gallo a lui aussi des sons forcés, voire laids. Son Michele paraitrait plus usé encore que ne le veut l’histoire si l’investissement dont il fait montre ne finissait par rendre saisissante la scène finale. A leurs côtés, Ekaterina Semenchuk, Frugola d’une probité inhabituelle dans un rôle que l’on destine d’habitude à des chanteuses au bout du rouleau, Maurizio Leoni, Talpa gouailleur, soutenus en coulisse par quatre solistes du Collegiate Chorale, apportent leur gueule d’atmosphère à ce fait divers réaliste. Après un départ d’une lenteur surprenante, Daniel Harding, tel un peintre impressionniste, avive peu à peu les couleurs orchestrales puis accélère la machine et resserre l’étau jusqu’à ce que d’un coup sec, l’accord conclusif lacère la toile sonore. Applaudissements.
Barbara Frittoli (Giorgetta), Thiago Arancam (Luigi), Daniel Harding (direction musicale) © Nicolas Brodart
En deuxième partie, l’Escurial se présente davantage comme une splendide galerie de portraits que comme le bourbier irrespirable dans lequel est censé suffoquer Don Carlo. Plusieurs décalages signalent le manque de répétitions et la direction d’orchestre, malgré quelques fulgurances, perd de son éloquence. Vittorio Grigolo sanglote chacune de ses notes d’une voix de ténor qui est aujourd’hui l’une des plus belles qui soit. Reste que la beauté seule ne saurait suffire à rendre crédible un infant inexpressif à force d’expression. Serré dans de tels bras, Lucio Gallo ne peut, comme dans la première partie, changer le plomb en or. Son Posa, irrémédiablement grisâtre, se débat avec sa tessiture et meurt sans qu’on verse une larme. Mais Daniela Barcellona est une Eboli flamboyante dont la voix, tel le caméléon, a pris les teintes écarlates de la robe. « O Don fatale » et ses écarts de registre surprenants passe comme une tornade. Lianna Haroutounian fait désormais partie des sopranos verdiennes avec lesquelles il faut compter. Cette Elisabeth a une maîtrise de la ligne qui soulève l’enthousiasme, qu’il s’agisse des notes sur le souffle, aériennes ou des éclats altiers qui voient la femme redevenir reine. On s’interroge juste sur un « Tu che le vanità » chanté curieusement bas dans le médium quand l’aigu reste d’une précision à toute épreuve. Mikhail Petrenko tente en vain d’effrayer Ildar Abdrazakov. Quitte à faire mentir le livret, l’orgueil du Roi ne fléchit pas devant celui du Prêtre, si monstrueux soit-il avec ces graves outrés et ces aigus blanchis. Comment lutter de toute façon avec un Philippe II de cette envergure, doué d’un velours dont il sait varier le touché, tantôt soyeux, tantôt rogue, monarque invulnérable et pourtant fragile. « Ella giammai m’amo » dit d’un ton las, comme si la voix manquait de projection, est aussitôt contredit par un « Se il serto regal » superbe, d’une autorité incontestable. En un mot : royal.