La Fortune sourit aux audacieux, mais il faudrait carrément parler de hardiesse, sinon d’inconscience, pour qualifier cette folle entreprise qui consiste à porter à la scène une pièce spéculative et privée d’action dramatique comme Il trionfo del Tempo e del Disinganno (1707). C’est pourtant le défi relevé par le Théâtre d’Aix-la-Chapelle, non sans panache et ce malgré d’inacceptables coupures. Créée le 29 octobre, la production remporte un vif succès tant public que critique, une très fervente standing ovation saluant à nouveau les artistes à l’issue de la représentation du 17 novembre.
Pourquoi chercher midi à quatorze heures ? D’abord, la beauté donne son nom à l’héroïne principale du premier oratorio de Haendel, un nom qui apparaît d’ailleurs dans des variantes plus explicites du titre comme La Bellezza ravveduta nel Trionfo del Tempo e del Dinsinganno (« La Beauté repentie dans le triomphe du Temps et de la Désillusion »). Ensuite, il est beaucoup question des outrages du Temps sous la plume du cardinal Pamphili. D’emblée, Plaisir ment effrontément en laissant croire à Beauté que ses charmes sont immarcescibles. Avec le concours de la dramaturge Pia-Rabea Vornholt, Ludger Engels inscrit donc cette dispute allégorique dans l’univers de la mode. Quatre mannequins, très dégourdis et aux tenues (forcément) extravagantes signées Raphaël Jacobs, défilent sur d’immenses catwalks qui s’élancent depuis le fond de scène jusqu’au parterre où ils surplombent plusieurs sièges (décor de Ric Schachtebeck). S’ils ont depuis longtemps envahi le cinéma comme les plateaux de théâtre quand ils ne sont pas brandis par les divas en récital, les Smartphones, en l’occurrence, ne servent pas seulement le propos satirique du metteur en scène : ils jouent un rôle essentiel dans la dynamique, fort bien huilée et rythmée, du spectacle. Ainsi, les protagonistes multiplient les selfies, se filment – leurs vidéos s’affichant sur plusieurs écrans disposés dans la salle – , leur caméra se fait même inquisitrice et scrute le visage d’un spectateur ou enregistre les numéros de leurs partenaires qu’ils repassent ensuite pour mieux les narguer.
Les blasés crieront sans doute au déjà vu et fustigeront certaines facilités, mais les références aux travers de nos contemporains auront rarement sonné aussi juste. En outre, Ludger Engels sait se montrer inventif, non pas gratuitement, mais principalement quand le texte appelle des solutions originales. Les commentateurs d’Il Trionfo émettent ainsi l’hypothèse que lorsque Plaisir déclare à Beauté « qu’un gracieux jeune homme incite au bonheur par des sons gracieux », le librettiste flatte en réalité le jeune Saxon qui, lors de la création, se serait mis à jouer lui même sa sonate concertante pour orgue et orchestre avant d’accompagner Plaisir dans un délicieux menuet (le futur « Venere bella » de Cléopâtre). Nous avions remarqué ce jeune homme attentif, dont la dégaine sportive comme la beauté des traits nous rappelaient Jakub Jozef Orlinski, or voilà qu’il quitte son siège pour sauter sur le plateau à l’invitation des chanteurs, bientôt rejoint par un comparse également adepte du hip-hop avant d’enlacer Beauté. Etrange coïncidence…
Révolté par la morale castratrice de l’ouvrage, Krzysztof Warlikowski avait développé sa mise en scène contre le livret d’Il trionfo del Tempo et del Disinganno, allant jusqu’à lui infliger une issue tragique et brisant plus d’une fois l’irrépressible élan qui traverse une œuvre avant tout légère, nerveuse et brillante. Or, s’il dénonce le miroir aux alouettes des plaisirs et d’une existence superficielle dédiée au seul divertissement, le discours de Pamphili comporte aussi sa part d’ombres et d’ambiguïtés, s’ouvrant même, brièvement, au débat contradictoire. Lorsqu’il affirme préparer les joies du présent au lieu d’offrir un bonheur imaginaire, inventé pour les héros, Plaisir ne fait rien d’autre que paraphraser Horace et son Carpe diem quam minimum credula postero (« Cueille le jour et ne crois pas au lendemain »). Du reste, d’autres clés de lecture sont possibles, sans nécessairement faire sienne la dimension sacrée de cette vaste cantate allégorique. Spécialiste des oratorios de Haendel que même les gardiens du temple ne devraient pas suspecter de profanation, Ruth Smith pense que le cardinal a voulu doter le Saxon d’un Bildungsroman, une manière de récit de la formation d’une jeune âme. « Il trionfo, observe-t-elle, quoique enraciné dans la doctrine religieuse, fonctionne comme une étude psychologique sur le thème suivant : pour pouvoir vivre avec soi-même sur le long terme, il faut aller sous la superficialité des apparences, affronter la vérité sur soi-même et atteindre à une perception de soi équilibrée. »
Cameron Shahbazi (Disinganno) et Suzanne Jerosme (Bellezza) © Wil van Iersel
Mobile et très physique, la direction d’acteurs épouse néanmoins les variations de climats de la partition et une tout autre économie de moyens préside aux plages de poésie que Haendel ménage dans ses Adagio. Par contre, le dispositif scénique bouleverse nos habitudes d’écoute. Relégué en fond de scène, l’orchestre perd en impact sonore alors que de par leurs déplacements incessants, les solistes se retrouvent parfois à un mètre ou deux des auditeurs du parterre, expérience troublante mais grisante pour l’heureux mélomane que le chant enveloppe comme jamais. Le niveau global de la réalisation et, cela va sans dire, la qualité exceptionnelle de l’inspiration musicale nous font d’autant plus regretter les coupes pratiquées dans la partition. Une exécution intégrale d’Il Trionfo prend moins de trois heures ; pourquoi devrions-nous tolérer des mutilations qui seraient tout simplement impensables dans une oeuvre classique ou romantique ? L’invention jaillit avec une liberté et une profusion exceptionnelle, quand bien même Haendel emprunte plus d’une demi-douzaine de pages à Keiser. Il n’aura de cesse de replonger dans cette corne d’abondance : de La Resurrezione à Deborah, d’Agrippina à Rodelinda, en passant par Amadigi ou Giulio Cesare, la liste serait trop longue à dresser, « Lascia la spina » n’étant que le réemploi le plus célèbre.
Révélation, écrivions-nous alors, du Couronnement de Poppée programmé la saison dernière, Suzanne Jerosme nous éblouit derechef et le naturel de son incarnation nous fait plus d’une fois chavirer. Bien sûr, Beauté lui permet de montrer de toutes autres ressources et confirme ses affinités avec le premier bel canto – plasticité de la ligne, raffinement des nuances, agilité perlée (« Un pensiero nemico di pace » où la technicienne renchérit dans la difficulté avec un aplomb renversant). S’Il trionfo del Tempo e del Disinganno n’est pas à proprement parler un drame, le parcours émotionnel de Beauté n’a rien à envier à celui de certaines héroïnes de son théâtre, enjouées et frivoles, puis déchirées par le doute, accablées de solitude, rongées par le remords mais parfois aussi soulagées et reconnaissantes. Suzanne Jerosme trouve pour chaque affect le ton, l’inflexion, la lumière idoine. Dans son ultime aria (« Tu del Ciel ministro eletto »), extase langoureuse, elle semble larguer les amarres et nous emmène avec elle.
Ses partenaires ont également leur(s) moment (s) de grâce. Le Plaisir de Fanny Lustaud a d’abord le diable au corps et sa présence crève l’écran (au propre comme au figuré). Mezzo idéalement clair dans ce rôle de soprano, elle ne manque pas d’aplomb mais ne possède pas encore tout à fait la longueur de souffle requise pour affronter le virevoltant « Come nembo che fugge col vento » dont héritera le fils d’Agrippine. En revanche, elle nous offre un « Lascia la spina » nimbé de tendresse et magnifiquement phrasé où se devine une personnalité qui ne demande qu’à s’affirmer. Ce sera le seul air pour lequel quelques téméraires oseront applaudir et interrompre ainsi le flux continu de la représentation. Son personnage, capricieux et vraie tête à claques, y conquiert une humanité touchante. Le ténor qui assura la création du Temps devait tenir la dragée haute aux castrats distribués en Plaisir et Beauté. Si ses envolées virtuoses mettent à rude épreuve la flexibilité de Patricio Arroyo (« E ben folle quel nocchier »), artiste en troupe à Aix, ce dernier distille admirablement l’angoisse de « Urne voi, che racchiudete » et ses récitatifs au cordeau captent l’attention.
La Désillusion évolue dans une tessiture relativement grave et qui semble davantage faite pour les contraltos. Or, ceux-ci se comptent sur les doigts de la main alors que nous commençons à voir apparaître depuis quelques années des contre-ténors aux assises solides, dotés d’un grain plus dense comme de couleurs propices à de tels emplois. Cameron Shahbazi prête ainsi au rôle la plénitude d’un alto sombre, voire corsé, bien projeté et négociant habilement les changements de registre (« Più non cura »). « Crede l’uom » révèle la délicatesse du musicien quand de la rencontre de son instrument avec celui de Patricio Arroyo (« Il pianto dell’aurora » mélancolique à souhait) naissent de somptueux clairs-obscurs. L’ébouriffant second quartetto (« Voglio tempo ») tient, lui aussi, ses promesses et consacre la réussite de cette production. Pour une maison au répertoire éclectique et qui a le courage de monter un titre baroque sans recourir à une formation spécialisée, Justus Thoreau fait figure d’homme providentiel. Le chef a de toute évidence parfaitement assimilé l’idiome haendélien, sa grammaire comme son vocabulaire et guide avec une précision imparable les musiciens du Sinfonieorchester Aachen qui jouent pour l’occasion sur instruments anciens. Tempi judicieux, souplesse de l’articulation, science des contrastes, sens de la respiration et du rebond, qualité d’écoute, Thoreau pourrait en remontrer à quelques baroqueux jaloux de leur label !