Depuis toujours, les théâtres en ont usé à leur guise avec le Triptyque puccinien. En France, il fallut attendre 1927 pour voir apparaître le seul Gianni Schicchi sur la scène de l’Opéra-Comique, et ce fut seulement quarante ans plus tard que les trois actes furent réunis comme le souhaitait le compositeur. Pourtant, on continue à séparer ces trois opéras frères, en les couplant avec toutes sortes d’autres œuvres italiennes ou françaises, contemporaines ou non de la création du Trittico en 1918 : à Nancy en ce moment, c’est avec L’Heure espagnole qu’on donne Schicchi, et à Montpellier au printemps, ce sera avec La Notte d’un neurastenico de Nino Rota. On se réjouit donc de voir que certaines maisons ont encore le courage de respecter la volonté de Puccini et ont les reins assez solides pour réunir une distribution à la hauteur de l’entreprise, dans un production déjà présentée à Tours en mars 2015.
A Metz, le pari est en grande partie gagné grâce à une belle équipe de chanteurs. Si Michele Govi manque parfois un peu de puissance dans le grave et surtout de cette autorité de meneur de jeu qui font les grands Schicchi, le baryton sait conférer une certaine dignité blessée à son homonyme du Tabarro. A ses côtés, Francesca Tiburzi étonne d’abord par un timbre très sombre – on croirait presque une mezzo fourvoyée dans Giorgetta – mais la voix s’épanouit bientôt et maîtrise admirablement les paroxysmes voulus par Puccini pour l’éloge de Belleville ou l’expression de son amour pour Luigi. Celui-ci trouve en Florian Laconi un titulaire de choix, doté de toute la vaillance nécessaire pour surmonter un orchestre véhément ; son Rinuccio s’impose également par l’aplomb indispensable à ce rôle qui appelle en réalité un chanteur de premier plan. Suor Angelica exige aussi des interprètes à la hauteur : après sa Turandot ici même, on attendait Cécile Perrin au tournant. La première impression désarçonne, car on retient surtout un médium sourd et cotonneux d’où émergent des notes extrêmes bien plus nettement dessinées. Et peu à peu, l’artiste s’échauffe et le livret l’arrache à une placidité sans doute calculée, d’où une métamorphose en héroïne incandescente qui embrase tout sur son passage et emporte une totale adhésion. Seule à participer aux trois actes, Marion Lebègue n’a peut-être pas encore toute la démesure nécessaire à la monstrueuse Zia Principessa, malgré une belle égalité de timbre sur toute la tessiture ; la Tinca ne lui pose évidemment aucun problème, mais c’est surtout le rôle en or de Zita qui lui permet de s’imposer avec une maîtrise enviable pour une artiste encore en début de carrière. Suor Genovieffa d’une candeur d’enfant, Maria Bochmanova a de bien jolies couleurs dans sa voix, mais son italien est perfectible, avec des consonnes doubles insuffisantes et une tendance à fermer des voyelles qui devraient être ouvertes. Antoine Normand n’a finalement pas tant que ça à chanter, mais se confirme une fois de plus comme un de nos meilleurs ténors de caractère. Tout autour de ces solistes « extérieurs » s’affaire toute une troupe de solistes « maison » issus du Chœur de l’Opéra de Metz : le très sonore Andrey Zemskov, la voluptueuse Aurore Weiss, la majestueuse Marie-Emeraude Alcime ou le caverneux Thomas Roediger. A la tête d’un Orchestre national de Lorraine dont les cordes ne semblent pas toujours parfaitement ensemble, José Miguel Pérez-Sierra est attentif à respecter l’atmosphère propre à chacune des trois parties.
© Arnaud Hussenot – Opéra-théâtre Metz Métropole
Pourtant, le Trittico ne repose pas que sur sa musique, et il faut aussi que le spectacle relève le défi de trois atmosphères aussi différentes que possible. Faut-il pour autant que la mise en scène cherche à y introduire une unité ? Paul-Emile Fourny a fait le choix d’unifier les trois actes par une rigole courant le long de la rampe, avec l’eau comme fil conducteur de la soirée, non sans quelques entorses au livret, dans un décor allant de la nudité totale (Suor Angelica) à l’encombrement (Gianni Schicchi) en passant par le dépouillement compensé par un arrière-plan évocateur (Il tabarro). Une vue de Notre-Dame situe clairement l’action de la première partie, avec une passerelle qui monte et descend sans raison apparente, et c’est en lui maintenant la tête dans l’eau que Michele tue Luigi. Le couvent alterne ensuite rigueur des nonnes en rang d’oignon et récréation où les novices trempent allègrement leurs gambettes dans un ruisseau, avant que la Zia Principessa débarque sur deux cannes, sorte de gigantesque araignée ; Angelica revoit le passé et son enfant dans une sorte de rêve, avant de se suicider grâce à l’eau du premier plan, soudain empoisonnée. Pour Gianni Schicchi, on se retrouve dans « la cave d’un brocanteur accessible par les égouts ». La famille de Buoso Donati est digne du film Affreux, sales et méchants, et Schicchi tranche presque par son élégance lorsqu’il arrive dans ce taudis où, comme tous les autres visiteurs, il doit se chausser de bottes en caoutchouc pour emprunter la susdite rigole. Les gags se font ici lourds, répétitifs et bruyants, souvent sans grande pertinence (pourquoi transformer la lecture du testament en discours hitlérien ?), mais on saluera la performance des chanteurs auxquels est infligé le total look Deschiens, avec mention spéciale à Florian Laconi, Rinuccio transformé en imbécile heureux, au pantalon en tergal remonté jusque sous les aisselles.