Plusieurs partis s’offrent au metteur en scène qui aborde Il Trittico. Faut-il chercher des ponts entre les trois œuvres – elles ont pourtant été écrites séparément, sans intention d’unité de la part du compositeur – ou au contraire, en faite trois tableaux contrastés ? Et dans quel ordre faut-il les présenter ? On est en présence de deux drames affreux et d’une comédie burlesque ; par quoi faut-il commencer ? La tradition veut qu’on place Il Tabarro en premier, Suor Angelica au milieu et Gianni Schicchi à la fin, mais rien n’y oblige.
Christof Loy, qui signe la mise en scène de Salzbourg, a choisi la voie de la simplicité : pas de lien, et un ordre différent, qui commence par la comédie pour finir dans le drame. Il nous présente donc Gianni Schicchi pour ce qu’elle est, une grosse farce burlesque où les personnages sont caricaturés, les affects exagérés, poussés à l’extrême, sans chercher ni message social (l’œuvre qui montre la cupidité et la malhonnêteté des puissants contient pourtant une évidente satire des classes dominantes) ni actualisation d’aucune sorte. Une grande chambre vide où trône le lit du défunt, une porte et une fenêtre pour tout décor, et des performances d’acteurs bien conduites suffiront à montrer l’action. Sur le plan scénique, on reste un peu sur sa faim : peu d’originalité, une mise en scène certes efficace mais qui colle au texte, où l’abondance des personnages secondaires, très peu caractérisés, semble plus une contrainte qu’une opportunité, le tout dans une esthétique très standardisée, il n’y a pas la de quoi susciter un réel enthousiasme.
Au plan vocal, c’est Misha Kiria dans le rôle titre qui évidemment tire la couverture à lui et recueille tous les suffrages. La voix est forte, chaude, sonore à souhaits, le personnage est truculent, hâbleur et terriblement sympathique, tous les éléments sont réunis pour un grand succès personnel. A ses côtés, la Lauretta d’Asmik Grigorian, émouvante et magnifique dans son air Il mio babbino caro, d’ailleurs dûment applaudi, et le Rinuccio du jeune ténor Alexey Neklyudov, viril et très bien timbré, ne déparent pas. Belle satisfaction aussi pour le Simone de Scott Wilde. Déception en revanche du côté d’Enkelejda Shkosa (Zita), mezzo albanaise riche déjà d’une longue carrière, au vibrato bien trop large à mon goût, et qu’on retrouvera hélas dans les trois tableaux.
Iurii Samoilov (Marco), Caterina Piva (La Ciesca), Lavinia Bini (Nella), Scott Wilde (Simone), Misha Kiria (Gianni Schicchi), Dean Power (Gherardo), Enkelejda Shkosa (Zita) © SF / Monika Rittershaus
Décor et mise en scène sont un peu plus élaborés dans Il Tabarro, mais toujours dans la même veine réaliste collant au texte. La péniche amarrée à quai, c’est obligatoire, les réverbères de Paris, c’est un cliché, et une sorte de grand escalier métallique pour figurer le côté prolétaire, industriel du quartier, ça c’est plus original, emplissent le plateau. Les personnages évoluent dans un quotidien sans charme et sans couleur. La tension du désaccord entre Michele et Giorgetta n’est pas visible, pas plus que la tension érotique entre Giorgetta et Luigi, qui sont pourtant les deux éléments explicatifs du drame à venir, et autant de pistes à explorer pour une élaboration plus poussée de la mise en scène.
L’abondance des personnages secondaires, ici aussi, chacun vaquant à ses occupations inconscient du drame qui se noue, semble faite pour détourner l’attention, donner l’apparence de la neutralité des jours et par contraste, permettre de créer un effet dramatique saisissant au moment du crime. Sauf que cette stratégie n’opère pas, faute d’élément marquant lorsque survient le drame. La méprise de Luigi, trompé par une allumette, la trop courte bagarre nocturne entres les deux rivaux, le désarroi de Giorgetta qui comprend que quelque chose tourne mal, le coup de couteau fatal, le corps dissimulé sous le manteau, puis révélé aux yeux effarés de Giorgetta, tous ces éléments qui relèvent de la meilleure tradition des romans (ou des films) noirs et qui devraient stimuler la créativité du metteur en scène, tout cela est réglé en quelques gestes froids peu démonstratifs et surtout peu compatibles avec le paroxysme musical de la partition.
Ici aussi, les chanteurs sont excellents : le baryton russe Roman Burdenko est particulièrement émouvant dans le rôle de Michele, avec un timbre très riche, une voix puissante et un jeu plutôt retenu, très convainquant. On retrouve avec plaisir Asmik Grigorian dans le rôle de Giorgetta, où elle semble cependant se ménager un peu (un troisième rôle l’attend…). Le Luigi de Joshua Guerrero, jeune ténor américain, est tout à fait satisfaisant lui aussi, sans excès de puissance mais avec une très belle homogénéité de la voix et des couleurs chaudes, des accents de sincérité propres à susciter l’émotion et l’empathie. Le jeune ténor irlandais Dean Power, qu’on avait déjà remarqué en première partie dans le petit rôle de Gherardo, trouve ici en marchand de chansonnette un second emploi qui lui convient bien ; l’intervention est brève mais lui permet de faire remarquer une voix au timbre très rond, pleine de charme et d’ardeur juvénile, et une belle présence scénique.
Asmik Grigorian (Giorgetta), Roman Burdenko (Michele) © SF / Monika Rittershaus
Troisième volet du triptyque, Suor Angelica est certainement aussi le plus réussi de la soirée. Si la conception du metteur en scène reste toujours aussi élémentaire, la performance exceptionnelle d’Asmik Grigorian dans le rôle titre est d’une telle intensité qu’elle emporte tout sur son passage.
Le décor reprend le fond neutre et la porte monumentale qu’on avait déjà vus dans le premier tableau, sans pour autant que cela constitue un pont entre les deux scènes. Au-devant, côté jardin, un petit ensemble de plantes médicinales en pot figure le minuscule domaine de Suor Angelica ; ailleurs, dispersées sur le plateau, on trouve des tables et des chaises, mobilier usuel des couvents. Les chœurs, une fois de plus, sont relégués dans les coulisses sans qu’on en comprenne la nécessité, le très large plateau du Großes Festspielhaus étant par ailleurs sans cesse encombré des nombreux rôles secondaires dont Puccini a systématiquement rempli les trois œuvres du triptyque. Le metteur en scène va ici jouer sur le décalage chronologique entre la règle du couvent, hors du temps, et les éléments extérieurs à lui, contemporains, qui interviennent comme par irruption, la venue de la Princesse très élégante dans son smoking pantalon de femme d’affaire, et la petite robe noire sexy que Suor Angelica enfile, cigarette au bec, lorsqu’elle quitte le voile dans son accès de révolte pensant rejoindre la vie civile.
Karita Mattila (La Zia Principessa), Asmik Grigorian (Suor Angelica) © SF / Monika Rittershaus
C’est bien entendu Asmik Grigorian qui tient ici la vedette, avec un engagement vocal et scénique totalement au service du rôle, éblouissant d’intensité émotionnelle, à la mesure de ses moyens vocaux qui sont considérables. Sa prestation va aller crescendo jusqu’au climax final des retrouvailles avec son petit garçon, d’une concentration dramatique hors du commun, très émouvante, et qui lui vaudra, au moment où tombe le rideau, une standing ovation bien méritée. Pour lui donner la réplique, on a fait venir deux très grandes pointures de la génération précédente, l’inoubliable Karita Mattila qui chante le rôle de la Princesse, et la grande wagnérienne Hanna Schwarz dans celui de la Badessa, deux rôles en définitive restreints, secondaires, circonscrits, mais qui évidemment gagnent beaucoup a être tenus par de telles artistes, même si les voix, ni d’un côté ni de l’autre, ne sont plus tout à fait au sommet de ce qu’elles ont été.
A la tête du Philharmonique de Vienne, Franz Welser-Möst a un peu de mal à passer de Strauss (son répertoire de prédilection et dans lequel il excelle) à Puccini. L’orchestre en recherche de lyrisme et d’expressivité vériste est sans cesse tenté de jouer trop fort, de couvrir les chanteurs, qui luttent pourtant vaillamment. Mais les qualités de l’orchestre sont bien entendu globalement au rendez-vous, exceptionnelle homogénéité des cordes, individualisation et couleurs des vents, enthousiasme et professionnalisme de tous.