A Lille, Roberto Rizzi Brignoli et Richard Brunel, le premier à la direction d’orchestre, le second à la mise en scène extirpent Il trovatore de son carcan d’idées reçues. Livret absurde ? Les quatre plus belles voix du monde ? Les cinq même, assène-t-on parfois dans un esprit de surenchère. Pas forcément.
Dès que le rideau se lève sur un décor massif, enchevêtrement vertical d’escaliers et de passerelles, dont la seule tâche de couleur est une tente Quechua verte, on se dit que la transposition va droit dans le mur. Faire du drame romantique de Verdi une affaire de migrants est démarche osée. Mais c’est moins la référence à une actualité tragique que la rivalité entre deux clans, pas toujours évidents à distinguer, qu’il s’agit de représenter. Très vite d’ailleurs, la laideur des costumes est oubliée et les accessoires écartés pour laisser une forteresse de Castellor sur tournette visser le drame à cru. Dans ce lieu blafard aux allures de théâtre désaffecté, on tourne, on vire, on monte et on descend inlassablement les marches, on se cache dans les recoins, on s’abrite sous des passerelles de fortune pour espionner ou surgir brusquement tandis que des figurants acrobates s’affrontent en un corps à corps sans merci. Le mouvement incessant n’affecte cependant pas la lisibilité d’une intrigue qui ainsi racontée se résume à une histoire d’amour, impossible, simple, violente et efficace.
Avant de refermer le récit d’un long coup orchestral étourdissant, Roberto Rizzi Brignoli en a tourné chaque page avec une vitalité sans cesse renouvelée, soulignant les traits jusqu’à doter les instruments de parole, fouettant la partition, forçant les tempi à épouser le geste scénique, quitte à risquer parfois le décalage.
© Jean-Louis Fernandez
Ainsi conduit, ce Trouvère charrie une eau noire dont on contemple fasciné le tumulte, au point de prêter moins attention aux voix. Les quatre ou cinq plus belles du monde ? Il ne faudrait pas ériger en règle un mot d’esprit, jeté à la face de l’histoire lyrique, par un Toscanini plus lapidaire que jamais. Ces cinq voix ont déjà le mérite de se ranger dans la même catégorie : puissantes, solides, intrépides. Leur volonté n’est pas de sacrifier à l’art d’un bel canto crépusculaire mais de répondre aux implacables exigences musicales et théâtrales de l’opéra. En ce sens, l’objectif est atteint : chaque note devient un coup asséné dont la virulence ébranle.
Avec une ardeur qui n’a d’égal que l’égalité du chant sur la longueur et le mâle éclat du timbre, Igor Golavatenko se place d’emblée dans le clan fermé des barytons verdiens. Sung Kyu Park empoigne Manrico comme un lutteur de Sirum tant et si bien que l’on est surpris, après l’entracte, de le découvrir capable de nuances. Le ténor coréen gagne par la même occasion justesse et discipline. De bouillant et brouillon en première partie, il se montre finalement capable d’émotions. Le quatrième acte n’en est que plus poignant avec un « Riposa, o madre » chargé de compassion. Soprano américaine dont on apprend, interloqué, en lisant sa biographie qu’elle fut un jour Musetta, Jennifer Rowley offre à Leonora une voix charpentée suffisamment agile pour se plier à une écriture encore véloce. Quelques aigus filés sont du meilleur effet. Comme ses partenaires, c’est cependant dans la mêlée – duos et ensembles – qu’elle présente le meilleur d’elle-même, les airs accusant davantage ses limites. Elena Gabouri est une de ces Azucena dont l’école russe sait se montrer prodigue : cuivrée, poitrinée, percutante, vulgaire assurément avec certaines intonations poissardes mais, après tout, la gitane verdienne n’est pas censée avoir lu le guide des bonnes manières. Ryan Speedo Green campe enfin un Ferrando impressionnant, dont la vigueur n’exclut pas une habile gestion des grupetti dans son premier air.
A côté de ces cinq forces de la nature, Evgeniya Sotnikva (Inès) et Pascal Marin (Ruiz) peinent à exister. La prononciation de la langue italienne par le Chœur de l’Opéra de Lille trahit les origines françaises des choristes. C’est, dans une partition où les interventions chorales sont nombreuses, leur seul défaut. Timides durant la représentation, les applaudissements deviennent généreux au tomber de rideau, obligeant les artistes – équipe scénique comprise – à revenir saluer plusieurs fois. Juste rançon d’un succès qui n’était pas gagné d’avance.
Prochaines représentations : Mercredi 20, Mardi 26, Vendredi 29 janvier, Lundi 1er février et Jeudi 4 février à 20h. Dimanche 17 janvier à 16h. Samedi 23 janvier et Samedi 6 février à 18h.