Créé en 1836, le drame El trovador fut un immense succès de théâtre dont l’adaptation pour l’opéra avait bien de quoi tenter Verdi. Antonio Garcia Gutierrez y réalise magistralement l’enchâssement du style troubadour, représenté par un poète chéri d’une grande dame, dans un monde gothique ténébreux et violent incarné par un guerrier brutal. Leur rivalité, politique et amoureuse, ne peut être que sans merci. Attisée par la mère du poète, qui s’acharne inlassablement à venger la mort de sa propre mère, elle débouchera, car s’ils l’ignorent ils sont du même sang, sur un dénouement forcément fratricide. Cette escalade dans l’horreur a parfois fait taxer le livret d’invraisemblable. D’ abord c’est oublier un peu vite les péripéties de la tragédie antique et de ses avatars classiques, pourtant révérés. Ensuite ce grief n’est apparu qu’à l’agonie du romantisme, et n’est répété aujourd’hui que si nous sommes insensibles à la magie de l’œuvre. Car il y a bien magie : non celle que la superstition dominante attribuait comme une tare dangereuse à un groupe vivant en lisière de l’ordre social, mais celle de la composition de Verdi. Sa correspondance révèle qu’il n’était pas satisfait du tour que Cammarano donnait au livret, qu’il aurait aimé créer du nouveau. La mort de l’écrivain et le temps pressant l’ont obligé à rester dans la convention formelle de l’opéra de son temps et c’est en quelque sorte malgré lui qu’il a créé le chef d’œuvre romantique par excellence !
L’intérêt de cette production, créée en 2009 à Trieste et reprise en 2011 à Liège, est que ses concepteurs jouent le jeu sans tricher. Loin de chercher à faire parler d’eux par une transposition saugrenue, ils ont manifestement uni leurs efforts pour servir l’œuvre telle que l’ont laissée ses créateurs. Il y fallait le courage de ramer à contre-courant et du talent, et manifestement ils n’ont manqué ni de l’un ni de l’autre. Dans leur spectacle la recherche esthétique ne se sépare pratiquement jamais de l’intérêt dramatique. Le décorateur Alessandro Ciammarughi a conçu un ensemble de grandes volées d’escaliers susceptibles de pivoter et d’être utilisées séparément ou réunies, jusqu’à créer l’illusion d’une forteresse médiévale. Cette mobilité permet de créer des espaces variés, dont l’aspect change selon que l’on voit le profil de l’escalier ou sa butée, et autorise donc des mouvements divers et des placements en hauteur qui animent la scène tout entière. On passe d’un lieu à l’autre soit par un précipité, pour manœuvrer les éléments du décor, soit par un jeu de panneaux de tulle tantôt juxtaposés tantôt séparés qui prennent, sous les lumières réglées par Franco Marri des aspects très différents, soyeux ou rugueux, comme autant de matières qui évoqueraient des sensations ou des sentiments contrastés. Ils peuvent aussi, non éclairés, estomper les tableaux qu’ils voilent encore, comme dans l’introduction de l’opéra, où le retable sculpté que l’on croit deviner s’anime sous nos yeux. Seule la vive lueur rouge qui semble jaillir de la pièce invisible où Manrico est décapité gâche in extremis cette extraordinaire maîtrise des effets lumineux, dont témoigne encore l’apparition d’Azucena telle une Pietà au chevet de son fils ou la scène intimiste entre Leonora et Manrico qui semble reconstituer un tableau de Scheffer. C’est bien, du reste, des tableaux de l’école romantique que semblent sortis les costumes du quatuor des protagonistes, signés eux aussi d’Alessandro Ciammarughi, et cela confirme la cohérence de ce projet, qui ne vise pas au réalisme mais utilise des références communes sollicitant simultanément l’œil, la mémoire et l’imagination, dans une visée suggestive. Quant à la mise en scène de Stefano Vizioli, si quelques options sont discutables – montrer Leonora et Manrico couchés et s’étreignant passionnément avant de chanter leur «chaste» amour, le Comte de Luna demandant qu’on resserre des liens qu’Azucena ne porte pas – pour l’essentiel elle ordonne habilement la répartition des personnages dans l’espace, révèle dans les entraînements au combat la similitude foncière des camps ennemis, et s’accorde parfaitement, de la procession des religieuses à la prostration d’Azucena, reflets directs de la direction d’acteurs, à la charge expressive de la musique.
Cette réussite plastique s’accompagne d’une réalisation vocale inégale mais globalement positive. Bonnes performances pour Adam Palka, malgré une fluidité de la prononciation perfectible dans le rôle de Ferrando, et pour Marie Karall, Inès très engagée dramatiquement et dont le timbre s’allie harmonieusement à celui de Leonora. Celle-ci est interprétée par Yolanda Auyanet, dont la carrière a déjà pris un essor international. A son physique avenant s’unit un réel talent de comédienne, qui ne tombe jamais dans l’excès démonstratif. Est-ce pour cela que sa Leonora, au demeurant bien chantée, à l’exception des trilles, modestes ou escamotés, ne nous a pas ému outre mesure ? Peut-être le souvenir d’aînées plus expressives a-t-il influencé notre ressenti ? Avec le Comte de Luna, tout semblait devoir couler de source, car Giovanni Meoni avait participé à cette production depuis sa naissance. Que lui est-il donc arrivé ? Rendu méconnaissable par sa perruque il a visiblement perdu du poids. Y a-t-il un rapport de cause à effet ? La voix sonne moins dense, moins autoritaire, moins ferme, semble moins souple, et n’a pas la résonance glorieuse que même les méchants verdiens ont en partage. Sans être indigne, sa prestation déçoit quelque peu mais nous rappelle que les chanteurs ne sont pas des machines ! Le constat aurait pu être le même pour Marcelo Puente, aux prises avec Manrico. Après un premier acte où il surprend et séduit par son ardeur, il frôle plusieurs fois l’incident au second. Après l’entracte, heureusement, il se reprend, et ira jusqu’à tenir au-delà du nécessaire la note finale éclatante de « Di quella pira », de quoi maintenir le doute sur la profondeur de sa musicalité. Ajoutons que dans les duos avec Leonora les deux voix s’accordent fort bien. Dans le rôle de sa génitrice supposée, Azucena, Enkelejda Shkosa séduit par une composition scénique d’une sobriété qui ne nuit pas à l’émotion. Le tissu vocal a l’épaisseur et l’onctuosité bien connues, et la couleur de la voix est assez sombre pour le personnage. Devait-elle, comme elle le fait souvent, chercher au fond de sa poitrine certains graves ? Si nous n’en sommes pas persuadé, reconnaissons que l’effort n’est pas perceptible et que l’impression d’homogénéité de l’émission n’est pas remise en cause. Une chose est sûre, le public a aimé ! Un dernier point positif pour le quatuor, la clarté globale de la diction, qualité qui pour le chœur l’emporte parfois sur l’homogénéité.
Magie de la musique, disions-nous plus haut. Elle est efficace dès les mesures de l’introduction, où les couleurs du discours et la pulsation rythmique imposent en quelques secondes leur ascendant et maintiennent ainsi en sujétion à l’interprétation choisie par Giuliano Carella. Des musiciens de l’orchestre de l’Opéra de Toulon il obtient la rondeur des sons et l’échelle d’intensité qui créent la fascination voulue par Verdi, bientôt stimulée par les stridences et les coups de boutoir de la violence, et entretenue par les sinuosités tendres, les épanchements passionnés, les emportements menaçants et les évocations hallucinées. Les mélodies qui chantent d’elles-mêmes tombent juste dans le rythme choisi par le chef, qui sait alléger autant que possible pour soutenir le chanteur qui en a besoin. Ainsi, en soignant le détail tout en maintenant le dessin, ce grand musicien conduit à bon port la caravane, sans véhémence ni précipitation, dans les meilleures conditions possibles. C’est généreux, c’est admirable. Alors on sort du spectacle avec un sentiment diffus de gratitude qui fait surmonter les quelques réserves. On a simplement envie de dire merci.