Comment ne pas se réjouir du retour en grâce, ces dernières années, du Turc en Italie, qui était l’un des moins joués des grands opéras-bouffe de Rossini ? La production avait été donnée à Monte-Carlo, et Christophe Rizoud en avait rendu compte de façon fort élogieuse (Fiorilla, éternellement). Ce soir, en Avignon, ne demeurent que deux solistes de cette réalisation. Cependant, rien ne laisse supposer ce renouvellement, tant les ensembles sont millimétrés, les répliques naturelles, comme si tous avaient derrière eux une expérience collective avérée.
Au centre de l’action, deux improbables couples, Fiorella et son vieux mari d’une part, Zaïda et Selim, ajoutez l’amant de la première, et un poète, qui compose son ouvrage dramatique sous nos yeux, Prosdocimo, l’équipe est constituée. Nous avons là l’un des livrets les plus inventifs, les plus modernes qu’ait illustré Rossini.
© Studio Delestrade
La verve, l’invention, le sourire, mais aussi l’émotion servent idéalement l’ouvrage. La réjouissante mise en scène, drôle, pétillante et sensible de Jean-Louis Grinda n’appelle que des éloges : c’est parfaitement réussi, avec le concours le plus harmonieux des décors de Rudy Sabounghi, des costumes de Jorge Jara comme des lumières signées Laurent Castaingt. Leur complicité nous vaut un régal visuel permanent. La beauté et l’intelligence des tableaux méritent d’être soulignés (y compris des plus humbles, ainsi le décor « Pompéien » duo Fiorilla-Selim du II). Une vidéo pertinente et ponctuelle au premier acte, un décor animé de la baie de Naples au second – comme le recours à deux tapis roulants alignés, invisibles, indépendants et efficaces) forcent l’admiration. Chaque tableau constitue à lui seul une réussite exemplaire. Décors, accessoires, costumes bien taillés, colorés en fonction des situations (Fiorilla dans toute la dernière partie), lumières toujours bienvenues, tout participe à cette illustration brillante de l‘ouvrage. Une approche particulièrement soignée, juste, efficace et lisible. La direction d’acteurs confère à nos chanteurs une incontestable vérité dramatique, donnant une réelle épaisseur à chacun des personnages.
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Avec une distribution sans faiblesses, vocales ou dramatiques, une mise en scène dont l’esprit rossinien est manifeste, servie par des décors, des costumes et des éclairages magistraux, que demander de plus ?
Succéder à Cecilia Bartoli, qui avait chanté Fiorilla à Monte-Carlo en janvier 22, constitue un réel défi. La soprano roumaine Florina Ilie le relève brillamment. Les moyens sont là, l’agilité sans esbrouffe, les couleurs au service d’un tempérament de feu, avec de l’éclat et de l’émotion (la lettre de rupture), la jeunesse en plus, pour un personnage qui se révèlera sensible et attachant dans les dernières scènes. Un nom à retenir (2). Comme à… Monaco, José Maria Lo Monaco est Zaïda, l’esclave mutine, dont le caractère est aussi bien trempé que celui de sa rivale. Rossinienne chevronnée, son aisance est confondante, son chant admirable.
Tous nos hommes ont l’abattage indispensable aux ensembles rossiniens. Même privé d’air, Prosdocimo mérite d’être le premier cité : il tire les ficelles, omniprésent. Comme à Monte-Carlo, la basse Giovanni Romeo incarne le poète. Admirable comédien et chanteur, il anime, commente et manipule ses personnages, qui s’animent sous nos yeux. Sa conduite du chant traduit une profonde intelligence du rôle, comme du texte. La voix est superlative, homogène, parfaitement rossinienne. Gabriele Ribis, compose Don Geronio, le mari faible et trompé, ridicule et attachant, sans tomber dans la caricature. Notre basse est d’une tenue vocale exemplaire. Troisième basse, Selim, le séducteur athlétique, est confié à Guido Loconsolo, familier du rôle (ainsi Liège, 2022). De l’allure, de la prestance, une émission généreuse, du velours sombre, malgré, parfois, une certaine inégalité des registres. Narciso, l’amant sincère, qui sera le dindon de la farce, est le seul rôle qui ne comporte aucun aspect bouffe (sinon, ici, la fantaisie du costume). Patrick Kabongo, que l’on ne présente plus, illustre brillamment ce répertoire : il a l’élégance séduisante, le style, avec de superbes aigus. Après son récitatif accompagné, l’air du II, qui aligne les traits de bravura, confirmerait si besoin l’excellence de notre soliste. Blaise Rantoanina est l’autre ténor, Albazar, le serviteur de Selim. Bien que le rôle soit épisodique, c’est chaque fois un bonheur de l’écouter, la voix est ample et libre, épanouie, souple, chargée de séduction.
Le plaisir est constant, les cavatines, les duos bouffes, débridés, les grands ensembles, vocalement et scéniquement exemplaires, nous réjouissent. Le finale du premier acte est à l’égal des plus belles réalisations de Rossini. Confié aux deux couples réunis devant la fosse d’orchestre et à Prosdocimo, le passage a cappella du quintette « O guardate che accidente » est parmi les plus beaux qu’il m’ait été donné d’écouter, équilibré, précis, nuancé, d’une parfaite justesse. Après la réconciliation du couple, organisée par Prosdocimo, le feu d’artifice final, au propre (la baie de Naples avec le Vésuve en fond) comme au figuré, est aussi réjouissant que parfaitement réglé. L’émotion, puis le bonheur sont là.
A la direction engagée de l’Orchestre national Avignon-Provence, Miguel Campos Neto insuffle une dynamique efficace, mais n’évite pas toujours de petits décalages avec la scène. La gestique, démonstrative, manque de précision et d’exigence. Ainsi, dès l’adagio de l’ouverture, le caractère incisif des rythmes est estompé, le crescendo de l’allegro reste en-deçà des attentes. Rapidement, le chef va trouver ses marques pour permettre à chacun de donner le meilleur de son jeu. Les chœurs sont remarquables. Si les Bohémiens du début – hommes seuls (« Nostra Patria… ») – sont davantage l’addition des voix que leur fusion, la suite fera oublier ce petit travers. Toutes les interventions suivantes, femmes seules ou chœur mixte, auront l’homogénéité souhaitée.
Le public acclame longuement tous les acteurs de cette admirable réalisation à laquelle on souhaite le plus bel avenir.
(1) Titre emprunté au programme de salle, signé Nathalie Gendrot
(2) Elle chantera Marguerite de Valois, des Huguenots, à Marseille en juin.