La redécouverte de Monteverdi au XXe siècle a eu pour heureuse conséquence celle de Cavalli, son élève et son successeur à Venise, dont les partitions de 27 opéras, sur les 41 qu’il a composés, dormaient dans une bibliothèque de la Sérénissime. Depuis 1952, où la Didone revient sur scène à Florence, les œuvres de Cavalli reparaissent, à Venise, à Glyndebourne, à Santa Fe…Dans les années 70 elles deviennent des enjeux dans le débat, qui semble aujourd’hui dépassé, sur les exécutions « philologiques ». C’est cette option qui est mise en œuvre pour les représentations proposées à Martina Franca, dans l’esprit de la Société Internationale de Musique intitulée Cavalli et l’opéra vénitien du XVIIe siècle, où collaborent musiciens et musicologues, qui annonce pour les années à venir la publication de quinze titres aux éditions Bärenreiter.
Federico Maria Sardelli et son ensemble dont le nom annonce la couleur – Orchestra barocca modo antiquo – sont dans la fosse du théâtre Verdi , au pied de la scène dissimulée par un rideau qui, en même temps qu’il reproduit plusieurs fois l’image de Xerse en uniforme, tel un de ses souverains perses prenant la pose pour les photographes nous informe déjà sur le culte de la personnalité et donc la nature d’un gouvernement tyrannique. Ce n’est pas le moindre charme de cette production que son imprécision temporelle : si la garde rapprochée de Xerse, des femmes en uniforme militaire porteuses de mitraillettes, et certains uniformes évoquent l’environnement pittoresque de Khadafi. Giovanna Fiorentini, qui les a conçus, a choisi pour les autres costumes masculins des vêtements adaptés aux fonctions ou typiques de la Perse conçue comme Orient pour les confidents domestiques et pour l’ambassadeur pantin. Les costumes féminins, vaguement inspirés peut-être de miniatures persanes ou indiennes, sont juste assez exotiques – ou plutôt baroques – pour composer un mélange de coupes et de couleurs propre à créer un univers bariolé et fantasque des plus plaisants à regarder.
Arsamene et Romilda, Amastre et Xerse, Ariodate, père de Romilda, et Nicolo Balducci (l’ambassadeur) © clarissa lapolla
Cette fantaisie, Andrea Belli s’est efforcé de la seconder dans son installation scénique. Un jeu de rideaux tombés des cintres propose des images différentes ou ferme la scène pour que devant lui des confidences ou des explications s’échangent ou des états d’âme s’exhalent en privé. Mais ces rideaux formés de panneaux qui permettent aux personnages de quitter l’avant-scène par l’arrière ne sont pas opaques et on peut voir, grâce aux lumières superbement conçues et réglées d’Alessandro Carletti ceux qui viennent de partir ou ceux qui, dissimulés, ont entendu ou écouté. Ces panneaux transparents si on en illumine l’arrière permettent d’animer l’espace et d’introduire de la variété dans une intrigue somme toute très statique. L’un d’eux, qui figure un palmier stylisé, sert de décor à la déclaration d’amour de Xerse à son platane avant de remonter dans les cintres, d’où descendront tour à tour des oriflammes et des lanternes. Le décor de portes en arcs outrepassés surmontées de moucharabiehs est lui aussi un exemple d’habileté car toutes ces portes d’abord fermées sont en fait autant de possibilités d’allées et venues, permettant ainsi, tout comme le rideau peint en fond de scène, selon qu’on l’éclaire par derrière ou qu’on le relève dans les cintres, d’augmenter encore l’espace offert au regard et à l’imagination du spectateur.
Cette conception ingénieuse et séduisante est au service d’une mise en scène inspirée, qui joue avec l’artifice des situations et demande aux interprètes une mise au point et une vigilance qui ont été pratiquement sans défaut. En effet Leo Muscato leur fait interpréter leurs rôles en les contraignant à s’immobiliser à chaque aparté, et ils sont innombrables. Celui qui va faire un aparté le signale en claquant dans ses mains et le temps qu’il dure le ou les partenaires se figent ; cela prend parfois des allures de pingpong et dans les scènes à plusieurs la virtuosité est de mise. Repris de la commedia dell’arte *ce procédé ne peut fonctionner que si la synchronisation est parfaite entre les interprètes; c’est dire la concentration et le travail de mise au point qui a été effectué pour obtenir un résultat aussi indiscutable ment réussi. Ces apartés que le personnage dit pour soi s’adressent souvent au public dans la mesure où ils commentent la situation soit du point de vue de l’intéressé, soit selon les idées reçues que le public partage ou du moins connaît, et de toute façon ils créent avec les spectateurs une connivence des plus agréables. Aussi est-on disposé à suivre sans ennui les méandres et les contorsions de relations sentimentales qui auraient été sans histoire, sans les caprices de l’extravagant souverain et la crainte qu’il inspire. Ainsi alternent avec une fluidité constante les épanchements sentimentaux, les effusions dramatiques et les situations tendues ou comiques, les confidents jouant à ce propos le rôle des bouffons, la construction en scènes rapides fors les épanchemets évitant heureusement les lourdeurs possibles. Un personnage muet, un Cupidon peut-être malicieux apparaît dès le début – il n’y a pas de prologue. Il va danser avec Amastre, jouer à souffler sur Atalanta qui ira de ci de là, il maniera une boule à reflets, il fera tomber des cintres des lanternes – mais cet enfant obèse et parfois prostré, comme morose, qui intervient en portant les bagages quand Aristone presse Amastre de repartir, ou qui assiste agenouillé au désarroi d’Arsamène, est-il un observateur neutre des imbroglios sentimentaux qu’il aurait créés ?
Rolida sous les yeux de Cupidon (Carolina Lippo et Mario Fumarola) © clarissa lapolla
Xerse, dont le mariage est programmé avec Amastre, la fille du roi de Suse, s’est entiché de Romilda, la fille d’un de ses vassaux. Mais elle aime et est aimée d’Arsamene, le frère de Xerse. Or il est dangereux de résister à ce roi capricieux et tyrannique. Voilà que la sœur de Romilda aime aussi Arsamene ; elle intrigue donc pour séparer les deux amants afin que Romilda épouse le roi. L’arrivée d’Amastre, que le silence de Xerse désespérait, ne simplifie rien. Une bévue du père de Romilda, égaré par le langage obscur de Xerse, le conduira à célébrer le mariage d’Arsamene et de Romilda. Xerse enrage et se désespère de ce qu’il considère une trahison mais Amastre remet les pendules à l’heure ; il l’a trahie ! Recouvrant – provisoirement ? – la raison Xerse renonce à son caprice et proclame qu’Amastre est son épouse et sa reine. Tout finit par une chanson en commun.
Si Carlo Vistoli est incontestablement la vedette de la distribution et se montre égal à lui-même dans la démonstration d’une étendue homogène, d’une souplesse, d’une agilité et d’une maîtrise des vocalises comme des trilles, il sait aussi être drôle et odieux en potentat enivré de lui-même et émouvant jusque dans les excès de la prise de conscience finale. Ses partenaires ne sont en rien indignes de lui, de l’Amastre palpitante mais résolue d’Ekaterina Protsenko à l’Arsamene sensible et tourmenté de Gaia Petrone en passant par l’Adelanta envieuse et sans cesse frustrée de Dioklea Hoxha. Evidemment la gentille Romilda a le beau rôle, fidèle, vertueuse, passionnée au point même d’effrayer l’Amour, et Carolina Lippo en fait vibrer tous les aspects avec la virtuosité vocale nécessaire. Des mentions spéciales pour Aco Biscevic et Nicolo Donini, respectivement Elviro, confident de Romilda, et Aristone, celui d’Amastre : ils ont dans leur voix grave une autorité qu’ils savent nuancer et une présence scénique qui donne du relief sans outrance à leurs interventions comiques, le premier se taillant un succès en marchande ambulante avec son étal de fleurs. Une autre mention pour le Periarco de Nicolo Balducci, dont la démarche saccadée rend évidente sa condition de pantin de son maître lointain, dont il rapporte la voix, avec les afféteries liées aux clichés sur les ambassadeurs. Moins enthousiaste, il faut le dire, nous a laissé le vétéran Carlo Allemano, dont la composition scénique, en baderne militariste et patriotarde, est jouissive mais dont la voix qui se veut de stentor a révélé ce soir des signes d’usure.
Aucune réserve en revanche sur la fosse et la direction de Federico Maria Sardelli. Tant la dynamique, les accents, les articulations, que les couleurs et l’intensité sonore ont séduit sans trêve, faisant que le temps n’a jamais paru long. La répétition des situations destinée à prolonger le suspense n’entraine aucun ressassement, sinon des retours, des rappels, qui créent une impression de familiarité avec la musique, spécialement les ritournelles. De l’intensité des cordes à l’expressivité des bois et au soutien du clavecin, tout était bonheur. On se réjouit que la production ait été enregistrée ! Accueil enthousiaste aux saluts malgré une assistance modeste pour cette deuxième soirée, Une autre représentation le 31.
.* Information du metteur en scène qui la tenait lui-même du grand dramaturge Dario Fo.