Carmen a été présentée pour la première fois aux Arènes de Vérone en 1914, et depuis a été jouée 213 fois en 22 saisons, ce qui en fait l’œuvre la plus souvent donnée in loco après Aïda. Pourtant, contrairement à d’autres opéras, celui-ci n’a jamais connu de relecture contemporaine. La production de ce soir, qui date de 1995, est reprise pour la dixième fois. Autant dire qu’il ne faut rien y chercher de novateur. Les décors de Franco Zeffirelli recréant une Espagne hyper-traditionnelle mêlent éléments construits et toiles peintes aux somptueux costumes de la regrettée Anna Anni. Les éclairages très soignés de Bertrand Killy, et tout particulièrement les camaïeux de rouge qui animent les gradins en fond de scène, achèvent de donner à l’ensemble une couleur locale très plausible.
La mise en scène, signée egalement Franco Zeffirelli, est à l’image de son travail habituel : on n’a pas assez de deux yeux pour voir tout ce qui se passe sur le plateau, et souvent même, trop c’est trop. Sur les espaces qui occupent les extrémités de l’orchestre, danseurs et danseuses espagnols multiplient figures et poses dès l’ouverture, et continuent même pendant les scènes importantes comme par exemple le duo Don José / Micaëla, ce qui détourne l’attention de l’essentiel, même si l’on essaie d’en faire abstraction. Chevaux, carrioles en tous genres (les spectateurs applaudissent à leur entrée), c’est du grand spectacle, limite cirque. Et il y a souvent tant de monde en scène qu’on en arrive, comme souvent chez Zeffirelli, à chercher les protagonistes, noyés dans la foule. On est donc très proche de la mise en scène de Raymond Rouleau à l’Opéra de Paris, mais sans la lisibilité de cette production mythique. La direction d’acteurs est tout à fait minimaliste : Carmen apparaît nymphomane plus que femme libre, et Don José macho à la petite semaine plus qu’amoureux fougueux. Quant à Micaëla, jupe bleue et nattes tombantes, elle semble tout droit sortie d’une représentation d’il y a un siècle.
Anita Rachvelishvili (Carmen) est une jeune et imposante cantatrice géorgienne (28 ans), à la voix sombre, proche du contralto, et pourtant parfois détimbrée dans certains graves. Elle s’annonce dans sa biographie comme l’une des meilleures Carmen actuelles : de fait, elle chante beaucoup ce rôle sur toutes les grandes scènes, en attendant Dalila annoncée pour Orange. Elle fait musicalement de jolies choses, mais le personnage n’a aucune profondeur psychologique, et elle devrait de plus s’abstenir de danser, car avec les professionnelles espagnoles, la concurrence est rude. Sans rien dire du moment où, juchée sur une table, elle ouvre les jambes en chantant à Don José « Là-bas là-bas tu me suivras ». Côté vocal, un large vibrato commence déjà à être perceptible, n’annonçant rien de bon. L’Asturien Alejandro Roy, une des voix espagnoles actuelles les plus prometteuses, remplaçait au pied levé Marcelo Álvarez souffrant ; le rôle de Don José n’a aucun secret pour lui, sa technique vocale – qui n’est pas sans rappeler Alfredo Kraus – semble excellente ; la voix est claire et bien projetée, mais le personnage paraît un peu falot, certainement par défaut de répétition.
La Micaëla de l’excellente cantatrice russe Irina Lungu, bien connue du public français, est sage et mesurée comme il se doit, au point qu’elle en arrive à devenir un peu ennuyeuse, et en-deçà de son interprétation de Macerata en 2008 , ce qui montre que là aussi c’est essentiellement un problème de mise en scène. Quant à l’Escamillo de Deyan Vatchkov, il pâtit certainement d’un stakhanovisme lyrique : comment voulez-vous chanter Masetto le 26, le duc de Vérone le 27 et Escamillo le 28 ? Le résultat est pour le coup fort médiocre. Il faut dire qu’entendre les 12 000 spectateurs des arènes présents ce soir là*, frapper dans leurs mains en cadence pendant la partie orchestrale de l’air du « toréador » est une expérience inédite qui vaut son pesant de chorizo, et ne favorise guère la crédibilité du rôle. À côté d’une Mercedes correcte (Cristina Melis), les protagonistes secondaires sont globalement médiocres.
Reste la direction musicale de Julian Kovatchev : on est surpris de découvrir que l’orchestre, qui sonnait fort bien les jours précédents, est ici comme étouffé. L’ouverture est sirupeuse, sans éclat (applaudissements au milieu, le public croit que c’est déjà terminé). Et tout au long de la représentation, on déplore une direction molle, manquant de punch. Heureusement que les chœurs, excellents, soutiennent un peu l’orchestre.
* Depuis les dernières réorganisations des secteurs, le nombre de places est passé de 18 000 à 15 000. Cette année, plus encore que les précédentes, les places les plus chères sont largement délaissées, et de larges zones vides sont également visibles à tous les niveaux de prix.