Dans la famille des sopranos incendiaires, voici Asmik Grigorian : originaire de Lituanie ; enfant de la balle – son père était le ténor Gegam Grigorian – ; soliste du Vilnius City Opera depuis sa création en 2006 ; longtemps restée sinon dans l’ombre du moins à l’écart des grandes scènes internationales ; devenue la coqueluche de Salzbourg après que sa Salomé, en 2018, a participé au réchauffement de la planète lyrique. Invitée ce 1er juin pour la première fois à Paris (avant une série de concerts Tchaïkovski à la Bastille les 6, 9 et 12 juin), la chanteuse se présente gracile dans une robe blanche que l’on croirait empruntée à une héroïne proustienne : la silhouette longiligne, tendue, tordue au gré des notes, évoque rien moins que la Berma. Là s’arrêterait la comparaison avec celle qui dans la Recherche du Temps perdu représente l’archétype de la tragédienne si le chant ne recherchait l’effet théâtral plus que musical en un éventail d’intentions qui fait de chacune des pages interprétées, fussent-elles sorties de leur contexte dramatique, un récit haletant dans lequel on est embarqué irrésistiblement. Et la coulée de lave d’entraîner sur les rivages embrasés de l’opéra les mélodies les plus complaisantes de Tchaïkovski – « Sred shumnovo bala ». Pourquoi pas ?
Asmik Grigorian © Edouard Brane
Attention cependant, « soprano incendiaire » ne signifie pas éruption incessante et volcanique de sons prompte à carboniser le public agrippé à son fauteuil. Si la puissance reste saisissante, le volume n’est sollicité qu’à-propos, lorsque le drame impose de cracher du feu – et ce n’est plus à la Recherche du temps perdu que l’on pense mais à Game of Thrones lorsque Daenerys Targaryen à cheval sur son dragon décime les hordes de Marcheurs blancs. On apprécie alors que L’Instant lyrique ait migré Salle Gaveau en début d’année ; le « dôme étoilé » d’Elephant Paname n’y aurait pas résisté.
Dans un espace moins restreint, l’ampleur devient atout expressif. Manon et Butterfly, incandescentes, contraintes face à leur destin de franchir le mur du son, possèdent une efficacité d’autant plus indéniable qu’entre deux incendies, le chant se consume sans excès en un camaïeu de teintes rougeoyantes. Sous le feu, couvent des braises non moins éloquentes. Cautionnées par des affinités quasi génétiques, Tatiana et Iolanta se révèlent encore plus évidentes. Accompagnateur toujours apprécié, Antoine Palloc adapte son jeu à la température de l’interprétation. Le piano aussi s’enflamme chaque fois que nécessaire.
Dans un récital ininterrompu de plus d’une heure, entrecoupé de quelques mots en anglais et ponctué de longs applaudissements, les bis forment au contraire de l’habitude le maillon faible du programme. Strauss concédé à la dernière minute et « O mio babbino caro » surligné au point de transmuter le babillage sentimental de Lauretta en supplique suicidaire, n’ajoutent rien à la démonstration.
Auparavant, Asmik Grigorian aura entrouvert les portes d’un Orient fantasmé avec trois pages de musique arménienne, peu – pour ne pas dire jamais – entendue à Paris. De l’air d’Anoush, opéra en cinq actes devenu emblème national, de « Krunk », mélodie composée par Komitas, théologien et musicologue pris dans la rafle du Dimanche rouge, s’échappent des effluves de parfums d’ailleurs tandis que se dessinent à l’horizon les lignes irrégulières du Petit Caucase, en surplomb des hautes plaines écrasées de chaleur par un soleil que l’on imagine ardent, inévitablement.