C’est en catimini que la soirée a commencé. Les retardataires ont pris place, les portes se sont fermées : le début de la représentation est imminent. Les conversations cessent et les spectateurs tournent les yeux vers la scène. Mais rien ne se passe et la salle est toujours illuminée. Après quelques minutes d’attente, des rumeurs de conversation s’élèvent à nouveau. Attentons-nous d’autres spectateurs ? Y a-t-il un problème en coulisses ? Alors que chacun s’interroge, une femme habillée en domestique apparaît sur scène armée d’un chiffon et entreprend de dépoussiérer le magnifique divan blanc trônant au centre du plateau. Un rapide coup d’œil en direction de la fosse d’orchestre nous confirme que la soirée a bel et bien débuté : le chef d’orchestre Samuel Sené, devant son pupitre, fait signe aux musiciens de s’accorder. La domestique (qui ne peut être que Cendrillon) est rapidement rejointe par ses comparses. Ensemble, ils mettent en place sous nos yeux le décor d’une salle d’attente. Quand soudain retentit le fameux « il était une fois ». Les lumières s’éteignent brusquement, la musique s’élève, le show commence.
Pour ne pas tomber dans les travers d’une œuvre difficilement compréhensible (comme Il Trovatore de Verdi), Stephen Sondheim et James Lapine ont utilisé deux ressorts théâtraux efficaces. Le premier consiste à insérer un fil conducteur qui justifierait la réunion des quatre contes en un seul et même livret. Ils inventent alors l’histoire du voyage initiatique entrepris par le boulanger et sa femme pour lever la malédiction dont ils sont victimes et enfin devenir parents. Le second concerne l’insertion de la figure d’un narrateur à qui ils confient la mission de rappeler l’histoire des quatre contes racontés (Raiponce, Cendrillon, Jack et le haricot magique, le Petit Chaperon Rouge) et de mettre en exergue les liens entre les différentes aventures. Si le premier acte se termine comme un conte de fées, le deuxième acte nous plonge dans le drame et les méandres de la psychanalyse. En effet, comment peut-on par exemple croire une seule seconde que Raiponce, séquestrée par sa mère pendant quatorze années peut être saine d’esprit ? Lapine et Sondheim imaginent une nouvelle lecture des contes et de leur enseignement : les personnages les plus antipathiques, tels que la sorcière, martèlent des vérités dures à entendre et les « gentils » sont les moins honnêtes (« je suis Prince Charmant, pas Sincère », acte 2). Le sujet n’est plus l’éducation des enfants, mais plutôt la difficulté d’être parent et les drames de la vie.
En accentuant cette lecture psychanalytique (notamment par l’évocation du « divan »), Olivier Bénézech et Grégory Leteneur apportent à leur scénographie une vision plus contemporaine. A l’exception de Cendrillon, aucun personnage ne porte ses « véritables » habits de conte : la cape du Petit Chaperon Rouge est devenue un manteau, Raiponce porte une robe moderne… De plus, les clins d’œil à notre temps deviennent des rouages comiques à l’instar du selfie pris par les deux Princes après avoir chanté leur désespoir de ne pas avoir encore trouvé leur princesse (« Agony », acte 1).
Toujours dans l’optique de guider le public dans les méandres de l’histoire, Olivier Bénézech et Grégory Leteneur optent pour une collaboration très étroite entre la mise en scène et la scénographie. La lumière (Jean-Baptiste Cousin) ne participe pas seulement à l’ambiance générale (le vert évoquant la forêt, etc.), mais devient un moyen efficace de focaliser l’attention des spectateurs sur une partie des actions jouées sur scène. Quant à la direction des acteurs sur le plateau elle est entièrement dévouée à l’explicitation des cheminements intérieurs de chacun des personnages : les gestes, les mouvements, les déplacements ne sont jamais gratuits, toujours incarnés. Et si la carte de la comédie décalée prend régulièrement le dessus (Mr Baker qui chante en voix de tête après avoir pris un coup entre les deux jambes par le Petit Chaperon Rouge au premier acte), le désespoir des personnages alors que la mort frappe aveuglément est également très convaincant.
© Frédéric Iovino
Pour interpréter une comédie musicale, il ne suffit pas d’avoir de bons comédiens, il faut également de bons chanteurs. Sous la baguette d’un Samuel Sené efficace et toujours attentif et d’un orchestre de l’Opéra de Reims à la hauteur de la partition, les prestations des comédiens-chanteurs de cette production ont été très convaincantes. Armée de voix typées musical et le plus souvent d’une impeccable diction, la joyeuse troupe a fait passer le public massicois des rires aux larmes avec une facilité déconcertante.
Les interprètes ont ainsi particulièrement brillamment révélé les états d’âme de leurs personnages. Jasmine Roy (Mrs Baker) dévoile peu à peu les contours d’une femme facile, Dalia Constantin incarne une Cendrillon éternellement insatisfaite, quand Grégory Garell se glisse dans la peau d’un Jack rattrapé par la dureté de la vie.
Suivant les canons de la comédie musicale, les chanteurs modifient constamment le timbre de leur voix pour transmettre le plus efficacement possible l’émotion de leurs personnages. Ainsi Alyssa Landry (la Sorcière) n’hésite pas à glisser vers le slam quand son personnage s’emballe voire le rap quand elle s’énerve pour de bon (acte 1). Charlotte Ruby (le Petit Chaperon Rouge) pousse à l’extrême la caricature de son personnage en adoptant un timbre nasillard, même si cela signifie sacrifier la justesse de son exécution vocale. Le ténor Sinan Bertrand réussit quant à lui à travestir sa voix pour incarner différents personnages : timbre rock’n’roll sombre digne d’un baryton quand il incarne le Loup ; voix de fausset et minauderies insupportables quand il se glisse dans le personnage de Florinda ; et un timbre clair de jeune premier quand il endosse le rôle du prince Charmant.
Mais de tous, c’est Scott Emerson qui livre l’interprétation théâtrale et vocale la plus impressionnante. Passant sans aucune difficulté de sa voix parlée à sa voix chantée, il oscille avec une facilité étonnante entre un timbre lyrique (l’Homme Mystérieux) et un de variété (le Narrateur), mais aussi entre la voix parlée éraillée d’une vieille femme (la Mère de Jack) et celle très maniérée de la Marâtre. De plus, sa très bonne diction française et son séduisant groove lui permettent de véhiculer sur chacune de ses phrases une intention musicale convaincante.
Commencée sur la pointe des pieds, la soirée se termine en beauté dans les rires et les applaudissements. Bravo !