Dernier opéra de Tchaïkovski, rarement joué, Iolanta apparaît, dans la splendide réalisation de Peter Sellars et Teodor Currentzis, comme une œuvre très injustement négligée. Il faut dire d’emblée que le spectacle est une réussite parfaite, tant sur le plan scénique que sur le plan musical. Le parti pris de Sellars, qu’il en soit infiniment remercié, est de présenter l’œuvre comme elle vient, sans interventionnisme ni intrusion interprétative, sans contextualisation contemporaine, mais avec un amour très respectueux de la partition et du livret, une grande sensibilité et une vive intelligence dans le traitement de tous les personnages, une compétence et un raffinement de tous les instants. Le livret, à connotation psychanalytique, relate l’histoire d’une malheureuse aveugle, Iolanta, fille du roi René de Provence – nous sommes au XVe siècle – à qui tout son entourage a toujours caché son infirmité. Un habile médecin arabe, consulté sur son cas, préconise au contraire de lui faire connaître son état, étape indispensable à tout traitement qui ne pourra s’appuyer que sur la volonté d’une malade consentante. L’amour passe par là, en la personne du valeureux Vaudémont. Pour sauver la vie de son beau chevalier, Iolanta retrouvera la vue. Ce livret en forme de fable pourrait paraître un peu niais s’il n’y avait la splendide musique de Tchaïkovski, d’une richesse mélodique étonnante, soutenue par une orchestration splendide, chatoyante, extrêmement souple et raffinée, une musique qui va droit au but, qui donne énormément de cohérence à l’ensemble, au point qu’on s’étonne que l’œuvre reste encore aujourd’hui si confidentielle.
Dans un décor unique fait de portiques à l’antique surmontés de sculptures animalières, mais dont le fond de scène varie, dans de splendides lumières (James F. Ingalls) qui composent de véritables tableaux vivants où alternent les claires obscures et les subtils jeux d’ombres, Sellars fait évoluer ses personnages avec une tendre humanité, un sens aigu de la justesse de ton, en parfaite harmonie avec la musique pour une spectacle réellement total, intégré, intelligent et sensible, qui parle directement au cœur du spectateur.
La partie strictement musicale n’est pas en reste. Sous la direction fine et enthousiaste de Currentzis, l’orchestre et surtout les chœurs de l’opéra de Lyon en très grande forme, répondent aux moindres inflexions du chef avec un luxe de couleurs très séduisant et particulièrement propice à la mise en valeur de la partition. Quant aux voix, elles sont tout simplement splendides : la Iolanta de Ekaterina Shcherbachenko, soprano d’une suavité délicieuse, s’impose par sa simplicité, son legato, l’aisance de la voix dans tous les registres, mais aussi par son jeu qui donne une parfaite crédibilité au personnage. A ses côtés, le ténor polonais Arnold Rutkowski campe Vaudémont avec une ardeur sans faille et leur long duo d’amour et un des moments forts du spectacle. Le rôle du Roi René, sans doute le personnage le plus complexe de la distribution, père à la fois possessif, surprotecteur et aimant, est tenu par la basse russe Dmitry Ulyanov, au timbre parfaitement adapté, même s’il s’écoute un peu chanter. Willard White, toujours très apprécié à Aix dont il est un habitué depuis des années, tient avec beaucoup de présence et de noblesse le rôle un peu éphémère du médecin arabe. Un rien en retrait, dans cette distribution de très grande qualité, Maxim Aniskin, baryton russe dont le timbre nous a paru manquer peut-être de personnalité, tient quant à lui le rôle de Robert, premier fiancé de Iolanta qu’on relèvera vite de sa promesse, vu que son cœur est pris ailleurs. Juste avant le dernier tableau où on annoncera la guérison de la princesse infirme, le spectacle s’interrompt pour laisser place à un vaste chœur a capella, grand moment musical et de théâtre, l’hymne des chérubins, extrait de la Liturgie de Saint-Jean Chrysostome, inséré là par la volonté du metteur en scène : le temps comme suspendu dans une communion incantatoire, dans le recueillement absolu, chacun mobilise son énergie pour Iolanta et l’émotion théâtrale est à son comble.
Particulièrement enthousiaste – à juste titre – le public aixois a fait une longue ovation à ce magnifique spectacle.
Après un tel succès, le défi de présenter une deuxième œuvre était difficile à relever et sans doute pas indispensable. Et ce Perséphone écrit par Stravinski sur commande pour Ida Rubinstein n’a ni le charme ni l’ampleur de Iolanta, même si la partition conserve un certain intérêt. Le livret n’est pas ce que Gide a produit de meilleur et paraît aujourd’hui terriblement daté, d’une poésie convenue et académique. Utilisant le même décor, Sellars s’efforce, par divers artifices assez réussis, de créer un lien entre les deux œuvres pour maintenir l’unité de son spectacle. Il souligne les éléments orientalisant de la musique en confiant la danse à une troupe cambodgienne, dédouble le rôle titre entre une danseuse et la récitante et prend grand soin à renforcer le sens de l’œuvre par la lumière, mais on s’ennuie bien vite à l’évocation de la pauvre Perséphone partie consoler les âmes en enfer, et qu’il faut supplier pour qu’elle veuille bien revenir sur terre apporter aux vivants le printemps. L’excellente comédienne Dominique Blanc, dont la voix mal amplifiée semble dénaturée, minaude son texte sans convaincre et on ne peut s’empêcher de penser que le ténor Paul Groves met à chanter le difficile rôle d’Eumolpe moins d’entrain que n’en avait Rutkowski en Vaudémont. L’orchestre, le chef et les chœurs, eux, restent exceptionnels.