Max Emanuel Cenčić, champion de Hasse ? L’entreprenant musicien a de la suite dans les idées et défend avec une admirable conviction cette cause négligée par la plupart des producteurs. En 2014, pour ses débuts chez Decca, il rendait un splendide hommage au Caro Sassone (Rokoko) avant de donner la réplique à Julia Lezhneva et Franco Fagioli dans Siroe, un des rares opéras de Hasse ayant bénéficié d’une intégrale au disque. Après Helsinki le soir de la Saint-Sylvestre, Vienne acclamait mercredi dernier la résurrection d’Irene, drame singulier et totalement oublié depuis sa création (Dresde, 1738) que seule la volonté de Max Emanuel Cenčić a permis d’exhumer. C’est le Theater an der Wien qui accueillait, dans les décors heureusement dépouillés et relativement neutres de Salomé, cette version de concert d’Irene emmenée par le très fougueux Aapo Häkkinen à la tête du Helsinki Baroque Orchestra. Seul changement, notable, au sein de la distribution, Vivica Genaux succédait à Julia Lezhneva dans le rôle-titre et accrochait un nouveau trophée à son tableau de chasse.
L’intrigue d’Irene, sulfureuse et bien troussée en dépit d’un improbable lieto fine, devrait exciter l’imagination de plus d’un metteur en scène, à commencer probablement par celle de Max Emanuel Cenčić. Irene, veuve de l’empereur Alessio, dirige à contrecœur Byzance en attendant que son fils Isacio soit en âge de régner. En vérité, elle n’a d’yeux que pour Niceforo, le fils de son confident Oreste, et le pouvoir ne l’intéresse guère. Or, elle apprend, grâce à la sœur du jeune homme, Eudossa, que son amour est réciproque. Il n’en faut pas davantage pour qu’elle projette de l’épouser, au mépris des convenances. En proie à un curieux sentiment de jalousie, Eudossa doit, pour sa part, repousser les avances d’Isacio. Afin de pouvoir en faire sa femme, fût-ce contre sa volonté, Isacio entreprend de renverser sa mère et, avec la complicité d’Oreste, il fomente une révolte. Emprisonnée, Irene est immédiatement libérée par Niceforo. Alors que l’impératrice déclare vouloir épouser celui qui l’a délivrée, Oreste dévoile un terrible secret : rongé par l’ambition, il a substitué son propre fils, Isacio, à celui du couple impérial, Niceforo. Stupeur et tremblements. Puis le parfum d’inceste se dissipe comme par enchantement et tout rentre dans l’ordre. Irene n’est plus pour Niceforo qu’une mère aimante, son fils accède au trône et Eudossa, dont la jalousie n’a désormais plus rien de scandaleux, devient la compagne de celui qu’elle prenait pour son frère. La morale est sauve, d’autant que les scélérats, Oreste et Isacio, sont condamnés à l’exil.
Ample récitatif sous haute tension et brièvement interrompu par un arioso, le monologue d’Irene entre immédiatement dans le vif du sujet en exposant le conflit intérieur qui déchire l’impératrice. Toutefois, notre attention retombe assez vite devant la joliesse des formules et le manque d’invention qui dessert les premiers numéros. L’inspiration se bonifie au fil des scènes. Hasse fait même preuve de hardiesse, expérimentant notamment un double chœur au milieu du deuxième acte, lequel se conclut sur un air grandiose où la véhémence des archets répond aux accents farouches d’Irene. En fait, après Rokoko et Siroe, Irene nous révèle ce que Sven Hostrup Hansell, spécialiste et éditeur moderne de Hasse, relève, à certains moments, dans son écriture : « un courant sous-jacent de puissance dramatique que les chanteurs, s’ils le souhaitent, peuvent amener à la surface ». En l’occurrence, Max Emanuel Cenčić et ses partenaires libèrent ce potentiel et nous laissent entrevoir ce que l’ouvrage pourrait donner au théâtre. Le contre-ténor nous confiait, à l’époque de son récital consacré à Hasse, ne pas aimer le terme « galant ». Il récusait les préjugés qui lui sont attachés et « qui voudraient que ce soit une musique très superficielle, faite de menuets et de frivolité, dénuée d’expression vraie ». Adoptant le terme rococo, il optait plus précisément pour l’orthographe « rokoko » avec l’idée de « faire un jeu de mots sur le rock afin de rapprocher le glam du rock de celui de la période « rococo », beaucoup plus riche en couleurs, en idées et en émotions fortes que l’étiquette « galant » ne le laisserait croire. »
Le plateau original de 1738 ne réunissait autour de la Faustina que des castrats, alti et soprani : Giovanni Bindi, sans doute plus connu sous le surnom de Porporino (Eudossa), Venturo Rocchetti (Isacio), Niccolò Pozzi (Oreste) et le plus fameux de tous : Domenico Annibali (Niceforo). A l’instar d’Arminio, que Haendel conçut également pour Annibali et qu’il a superbement incarné, la partie de Niceforo fait davantage appel aux ressources expressives qu’à l’agilité de Max Emanuel Cenčić. L’émission paraît d’abord avoir perdu de son mordant, mais elle recouvre toute sa vigueur au fil de la soirée et Niceforo flatte la densité du timbre comme ses couleurs profondes. Fidèle à sa manière, le contre-ténor ornemente avec parcimonie et même dans les effusions plus tendres ne se départit jamais d’une éloquente sobriété. L’Irene de Vivica Genaux ne confirme pas seulement ses affinités avec la musique de Hasse, des affinités qu’elle cultive depuis ses débuts et qui furent consacrées en 2019 par le prix Hasse de la Johann Adolf Hasse-Stiftung : sa vocalité et sa sensibilité s’épanouissent tout particulièrement dans les rôles écrits pour Faustina Bordoni. Hasse, avec qui elle formait « un couple exquis » selon Metastasio, sollicite tant ses qualités dramatiques que la plasticité de son organe. La diva de l’Alaska est manifestement dans un grand soir et la description que Burney donne du chant de son illustre devancière lui correspond parfaitement : « Elle avait la langue déliée, ce que lui permettait de prononcer les paroles de façon rapide et distincte, le gosier flexible et idéalement formé pour les diminutions », précisant encore « que les passages fussent sur des notes voisines, sur la même note ou sur de larges intervalles, elle les exécutait avec la même facilité que l’aurait fait un instrument. » Mais l’art de Vivica Genaux ne se limite pas aux roulades ni aux acrobaties – toujours spectaculaires, nous ne boudons pas notre plaisir. Les récitatifs sont investis et vécus avec une acuité remarquable, les effets subtilement dosés dans la longue plainte d’Irene de sorte que la grâce ne verse jamais dans la mièvrerie.
A l’applaudimètre, Bruno de Sá remporte un beau succès personnel et fait des débuts remarqués au Theater an der Wien. Certes, la partie d’Isacio lui offrait plus d’une opportunité de briller, mais encore fallait-il pouvoir les saisir. D’essence légère et d’une fraîcheur, d’une délicatesse sans pareille que nous avons déjà pu l’admirer chez Bononcini à Potsdam ou dans une récente création à Bâle, son soprano possède également une pureté d’intonation qui, a contrario, constitue souvent le talon d’Achille des sopranistes. Ce sont, en général, des ténors ou barytons au falsetto plus étendu et non des soprani naturels comme celui de Bruno de Sá. La vocalisation, ferme et souple, s’enrichit d’extrapolations dans le suraigu, de notes piquées et ses coloratures fusent avec un aplomb étourdissant. La fortune sourit aux audacieux, mais pour autant que leurs risques soient calculés. Or, le chanteur connaît manifestement ses limites. Dommage que Hasse ne lui donne pas l’occasion de distiller, à la faveur d’un adagio, ces piani d’une douceur irréelle qui ont peut-être encore plus de prix.
Alors qu’Isacio tutoie les cimes, Oreste dégringole dans l’escalier de la cave. Ce n’est pas vraiment une surprise, David DQ Lee aime les décrochages abrupts en registre de baryton, mais il ne manque pas d’abattage. Affaire de goût, sans aucun doute, mais le personnage, franchement détestable et sommairement brossé par Stefano Pallavicino ( le fils du compositeur Carlo Pallavicino) et Hasse, qui ne lui accordent que deux airs, s’accommode plutôt bien de ces rodomontades et possède une réelle présence. Mezzo d’une rondeur appréciable et d’une largesse prometteuse, Dara Savinova n’a pas encore une personnalité très affirmée et son Eudossa manque un peu de relief. Du relief, en revanche, Aapo Häkkinen, qui peut compter sur une phalange très réactive, en imprime à la partition, parfois même trop ! Il devrait dompter son tempérament, canaliser une énergie fébrile et mieux écouter les solistes, apprendre à respirer et à ne pas enchaîner trop vite. Rien de rédhibitoire, car le jeune chef possède l’essentiel : le sang du théâtre coule dans ses veines, ce dont l’opéra de Hasse, sans doute plus que d’autres, a impérativement besoin.