Pariant sur l’avenir de la production déjà fameuse signée par Laurent Pelly et son équipe, le Liceu en présente une version donnée comme nouvelle. Quelles que soient les modifications, qui nous ont semblé infimes, elles ne changent rien à la qualité d’un spectacle aussi satisfaisant pour l’œil que pour son intelligence de l’œuvre. Aussi on ne s’appesantira pas sur l’analyse de la mise en scène, pour constater simplement que, à Barcelone comme ailleurs, la réception est triomphale.
Il y a bien sûr la drôlerie des dialogues signés d’ Agathe Mélinand, même si une bonne part échappe au public quand les sous-titres n’épousent pas étroitement les jeux de mots. Il y a l’entrée du deuxième acte, avec le désopilant ballet des bonnes du château, et leur face à face si pertinent avec les aristocrates. Il y a l’immixtion de la réalité locale qui provoque le fou rire : ce sont quelques mots de catalan, c’est un comédien fort connu sur la place et spécialisé dans les rôles de travesti, Angel Pavlovsky – peut-être un parent de la Pavlova ? – qui a revêtu les atours de la duchesse de Crakentorp. En chargeant à minima il campe exactement un personnage de fossile fin de race tout en faisant une composition de grande dame extrêmement drôle et qui, si elle évoque des disparues célèbres, pourrait bien avoir ses clés contemporaines !
La mère coupable, c’est la truculente Victoria Livengood en marquise de Berkenfielf. Sans reculer devant l’effet, elle a la bonne grâce de ne pas en rajouter, et si l’on pourrait la rêver plus nuancée, en particulier au premier acte, elle n’en est pas moins très efficace. La voix est sonore et les graves qu’elle appuie çà et là conviennent à ce personnage peu éloigné de la caricature. Son majordome a l’élocution soignée et la componction d’ Alex Sanmarti, qui en restitue aussi l’exaspération croissante lorsque son territoire est menacé. En face d’eux, le Sulpice qui reçoit sa bonhomie de Pietro Spagnoli, n’est bourru ou autoritaire que juste ce qu’il faut. A cette exubérance mesurée, le personnage perd peut-être en couleur mais la pièce y gagne en homogénéité.
Car c’est bien leur sens des nuances qui fait de Juan Diego Florez et de Patrizia Ciofi des interprètes exceptionnels. On sait que l’un comme l’autre ont les notes dans la voix, et que leur formation technique en fait des interprètes qualifiés du répertoire belcantiste. Tous les aigus requis sont au rendez-vous, et donnés de belle manière, avec franchise et clarté, le chant est orné sans excès mais avec assez de virtuosité pour provoquer l’admiration et les ovations. Mais plus encore que ces prouesses vocales c’est le charme avec lequel elles sont délivrées qui touche et conquiert. Familiers de leurs rôles, le ténor et la soprano réussissent pourtant à donner l’illusion d’une incarnation toute de fraîcheur. Il bondit sur la scène avec l’emportement maladroit du jeune montagnard à peine sorti de l’adolescence, elle va au milieu des soldats avec la vivacité tout ensemble garçonnière et gracieuse que réclame le livret. Déjouant tous deux la menace de la routine liée aux représentations en série ils conservent intact le potentiel d’émotion. Dans les airs où Tonio et Marie expriment crainte et mélancolie les mots des personnages deviennent, par le talent et la sensibilité des interprètes, l’effusion directe de cœurs sincères, et quand leur plainte meurt, c’est nous qui avons le souffle coupé.
Un pareil niveau artistique serait-il atteint si la direction d’ Yves Abel n’en créait pas les conditions ? Dès le début de l’ouverture, aux saveurs alpestres, en dépit d’un cor malencontreux, l’orchestre joue avec une légèreté de touche qui donne à la musique transparence et fluidité ; de souple elle se fait dansante, puis le rythme se marque, la marche devient scandée, le tambour intervient, c’est un galop pour un défilé, et d’accélération en accélération on est emporté par une énergie jubilatoire, on est, c’est le cas de le dire, emballé ! Ces qualités d’organisation et de contrôle rythmique qui avaient fait le prix inégalé de la Mathilde de Shabran où débutait Juan Diego Florez, Yves Abel les possède toujours au plus haut point. Dans le premier duo de Marie et Tonio le mariage des voix avec l’orchestre, la succession de rubato, d’élan et de ralenti produisent un résultat enchanteur ; de même l’exquise légèreté du trio « Tous les trois réunis », ou les ruptures de rythme dans les premières mesures de « Pour me rapprocher de Marie », autant d’exemples d’une lecture à la fois vibrante de vie et d’une élégance totale où les chanteurs ont pu s’épanouir.
Si l’on ajoute, pour être complet, que même le français de chœurs était grosso modo intelligible, la palme dans ce domaine revenant indéniablement à Juan Diego Florez, il fallait bien en convenir : cette Fille est irrésistible !