Lorsque l’on évoque les Contes d’Hofmann, on pense tout de suite à l’œuvre inachevée, et aux versions successives qui chacune ont prétendu être, en leur temps, la version « définitive ». Choudens, Oeser, Keck, que choisir ? La version Oeser brille surtout par l’importance retrouvée du rôle de Nicklausse et de la Muse, et son final enchanteur ; et Jean-Christophe Keck s’attache de son côté à rechercher la moindre page égarée, en espérant regrouper autant que faire se peut le maximum de pièces d’un puzzle complexe et infini.
Est-ce à dire qu’il convient, pour retrouver l’esprit d’Offenbach, de payer des droits pharaoniques à ces inventeurs ? De prime abord, Olivier Desbordes a tranché : ce sera la version Choudens (dans le domaine public) avec les dialogues parlés. Choix d’autant plus judicieux que cette version représente aussi une certaine tradition, avec des passages controversés aujourd’hui, mais injustement décriés (l’air du petit Coq, « Scintille diamant » et le septuor). Mais qu’elle présente aussi, paradoxalement, une certaine unité, et permet finalement toutes les adaptations. Ainsi Baudelaire et ses petits poèmes en prose trouvent-ils une place naturelle dans la présente production, pour compléter naturellement les textes parlés : il faut toujours « être ivre de vin, de liberté, à votre guise ! »
La seconde question que l’on peut se poser à propos de cet opéra, c’est « quelle histoire raconte-t-on ? » En effet, on peut considérer qu’il s’agit soit d’un ensemble unique et cohérent, soit de quatre « moments » (prologue et épilogue, et trois actes, trois histoires différentes). Pour Desbordes, c’est la première solution, en ce qui me concerne, ce serait plutôt la seconde : c’est dire que, tout en étant séduit par le parti pris du metteur en scène, j’ai quand même été gêné. En effet, les incarnations maléfiques sont véritablement quatre personnages extrêmement différents (au même titre que les quatre rôles féminins), de même que les quatre « valets ». Les intégrer chacun dans un moule unique (costume, attitudes) tout au long de la soirée me paraît quelque peu réducteur.
Le décor est composé d’une vaste table hexagonale occupant tout l’espace scénique, quasiment au milieu des spectateurs (dans un théâtre plus traditionnel, des glaces complètent le dispositif). Les chanteurs viennent s’attabler (genre chevaliers du Graal avec leurs coupes) et tout bascule alors dans le fantastique : costumes parodiques à la Daumier et attitudes par moment à la fois stéréotypées et figées créent un malaise certain : le prologue, à cet égard notamment, est remarquable. En effet, le lieu scénique est la table même de la taverne de maître Luther : on y boit, on y discute, on tape dessus, on y monte, on y raconte des histoires ; et quand Hoffmann chante sur la table la légende de Kleinzach, ce sont les chœurs qui oscillent d’un côté à l’autre. C’est là aussi qu’Olympia est présentée à l’assemblée attablée : elle apparaît d’abord éléphantesque avec un casque intersidéral clignotant, avant de retrouver un plus traditionnel tutu ; sans être nymphomane ni hystérique comme d’autres, elle tombe quand même, elle aussi, amoureuse d’Hoffmann : mais c’est très joliment fait et nous vaut quelques moments émouvants ; mais ce qui est troublant et nouveau, c’est qu’en fait elle fasse partie de la machination diabolique en se moquant ouvertement d’Hoffmann avec tous les autres, après qu’on lui a retiré son casque : et tout en étant un vrai automate cassé pour Hoffmann, elle serait en fait un faux automate pour les autres, une comparse des forces du mal… La table encore sert de plateau à l’acte de Venise, parmi quelques girandoles. Et, une fois son centre évidé, elle enserre Antonia, femme tronc (entre le puits de la Vérité de Garance et Oh les beaux jours…) avant qu’elle ne monte elle aussi rejoindre la mort, enserrée dans un tourbillon rouge sang. Tout cela fonctionne très bien, encore que la mise en scène paraisse au total assez sage et traditionnelle (on l’attendait plus fantastique, plus inquiétante, plus débridée, plus insolente). On est, après l’entracte, à la limite de redites scéniques (toujours le problème du diable et du valet) qui culmine, bien sûr, avec le retour à la scène du début, avec en plus une pointe d’hésitation. Sans doute cela tient-il à la représentation dans le Théâtre de l’Usine, pour cause de mauvais temps (400 places), au lieu du plein air prévu dans la cour du château de Castelnau (500 places) : lieu étrange que ces anciens ateliers de fabrication de valises et de vanity cases où rôdent bien des fantômes, mais également lieu difficile, un peu petit pour les voix d’opéra. Mais là aussi, que dire de plus : connaissez-vous beaucoup de festivals de plein air qui arrivent aussi parfaitement à assurer des replis dans des conditions optimum ? Saint-Céré le fait avec brio et avec une égale bonne humeur.
La direction d’orchestre est en tous points parfaite : Dominique Trottein est certainement à l’heure actuelle parmi les meilleurs chefs pour diriger Offenbach, dont il a parfaitement assimilé les spécificités, l’art des citations, les balancements rythmiques mais aussi l’humour sous-jacent. Tout l’ensemble est remarquablement bien équilibré, à l’exception tout au plus du trio « épouvanté d’horreur » trop fort, limite crié. L’orchestration est astucieuse et la vingtaine de musiciens tout à fait excellents.
Andréa Giovannini a d’Hoffmann l’allure juvénile, le regard torturé, le charme romantique. La voix est belle, parfaitement adaptée, la technique assurée, lui permettant de lancer avec éclat des notes que d’autres – sur des scènes oh combien plus renommées – renoncent de plus en plus souvent à donner. Comme les grands Hoffmann du passé récent (Gedda, Riegel, Vanzo…), il est également ténor mozartien, et cela se sent. Autant dire que l’on a là un Hoffmann idéal pour cette production. Allez, quand même un tout petit bémol : si sa prononciation française est tout à fait remarquable, il reste curieusement, de temps à autre, quelques finales « à l’italienne » faciles à corriger : laisse écloré ton âme, un automaté, c’est uné chanson d’amour…
Une fois admis le parti pris de clown blanc (habillé en noir) choisi pour Nicklausse – ce qui ne m’enthousiasme pas même si c’est intellectuellement plausible –, on ne peut qu’admirer la prestation de Sabine Garrone, tant scéniquement (faire la roue sur une table en chantant !) que vocalement ; la voix est belle, son « petit coq » parfait, comme la barcarolle, et la voix de la mère (qu’elle ajoute à un rôle déjà fort lourd) irréprochable. Toujours le cirque avec un autre Deus es machina à travers les quatre valets : cette fois, c’est monsieur Loyal qui scande l’action à coups de fouet (référence à Lola Montès / Peter Ustinov) : bof. De toute manière, Eric Vignaux s’en sort comme à son habitude avec tous les honneurs, une fois admis l’unicité du personnage (voir plus haut), et un ou deux petits accrocs vocaux à l’air de Frantz (ah, les « fausses reprises » d’Offenbach avec toujours une toute petite variante…), défendu par ailleurs avec autant d’esprit que de brio.
J’aurais dû citer plus tôt Jean-Claude Sarragosse (simple question d’enchaînement) car une grande part de la réussite de la soirée lui revient : prestance, qualité vocale, il a tout pour ce rôle qui lui va comme un gant, tout au plus peut-on regretter ce caractère monolithique qui lui est imposé (voir plus haut), et qui lui fait perdre au fil de la représentation le fort impact qu’il impose dès le début. Et peut-être, par moments, une pause serait-elle salutaire : Bacquier, dans « Scintille diamant » (à l’Opéra-Comique au milieu des années 60), ne bougeait pas d’un poil, seule sa main droite passait et repassait lentement au dessus du diamant qu’il tenait dans la gauche : l’effet était magique, le magnétisme du chanteur prenait aux entrailles… Plus récemment, à Garnier, Van Dam, tout aussi immobile mais moins fascinant, tenait une canne dont le pommeau brillait. Ici, les petites lumières donnent plutôt le tournis.
Isabelle Philippe, quant à elle, n’est pas la première à se frotter aux quatre rôles féminins (Vina Bovy, Sutherland, etc.) ; mais là, pour le coup, ce sont bien quatre personnages très différenciés ; son Olympia est excellente, même sans le remontage de ressort traditionnel, et même avec des variante de vocalises qui ne sont peut-être pas indispensables ? Son Antonia est pareillement admirable, intégrée dans la suite logique de l’opéra (3e acte), et chantée avec un art consommé. Restent Giulietta et Stella, beaucoup moins en situation, et cela peut-être d’ailleurs plus scéniquement que vocalement : une Giulietta manquant de « carrure » et d’ampleur (c’est quand même une courtisane de haut vol, une Messaline vénitienne), et forcément moins achevée vocalement que les deux autres personnages ; et une Stella quasi absente. Mais malgré ces deux petits bémols, une (re)prise de rôle de très grande qualité et un chalenge parfaitement assumé.
Tous les autres chanteurs/acteurs sont remarquables, avec une mention particulière pour le Spalanzani de Lionel Muzin : bien sûr, une fois de plus, c’est le savant fou avec les cheveux électrisés (type cage de Faraday) et sa lampe d’oto-rhino, mais il le fait vraiment remarquablement bien, tant vocalement que scéniquement.
Quant à la quinzaine de chanteurs qui composent le chœur, ils sont pour la plupart du niveau de solistes, ce qui fait qu’ils atteignent un excellent équilibre vocal. Soulignons enfin la qualité du jeu scénique, de la langue parlée comme chantée, d’une qualité de prononciation et d’une justesse de ton exceptionnelles, ainsi que la cohérence de la troupe. Bref, tout ce qu’on aime finalement dans la grande tradition (dans le bon sens du terme) française et dans le travail d’Olivier Desbordes. Donc une production de très grande qualité qu’il ne faut pas manquer, ce qui est d’autant plus facile qu’elle va tourner de janvier à mars 2009, de Cahors à Martigues, de Plaisir à Grenoble, de Compiègne à Dijon et bien d’autres endroits encore (voir : www.opera-eclate.com). Mais il faut aussi penser à venir à Saint-Céré ; l’endroit est charmant, la région délicieuse à tous points de vue, et le Festival en lui-même plein de surprises par la variété de sa programmation, et par la qualité et la simplicité de l’accueil ; et surtout, ne manquez pas le délicieux pique-nique qui précède la représentation (à l’extérieur ou abrité, c’est selon), où l’on peut tout à loisir échanger et boire avec les uns et les autres, sans pour autant trop s’enivrer. Glou, glou-glou, glou-glou…