Siegfried constitue-t-il, comme il est dit bien souvent, le « scherzo » de la Tétralogie ? Cet « espace vert » wagnérien, intermède bienvenu entre les drames passionnels de La Walkyrie et l’apocalypse cathartique du Crépuscule des Dieux, Günter Krämer le voit plutôt comme une farce, une geste burlesque. Cette conception, indéniablement, lui réussit : à plusieurs reprises, au cours de cette soirée, on rit. L’esthétique, d’une pétulance quelque peu criarde au I, les attitudes, les traits de virtuosité d’une direction d’acteurs plus affûtée et plus fluide encore que lors des épisodes précédents, font souvent basculer la soirée du côté de la comédie. Il fallait oser ainsi repeindre le beau marbre wagnérien. Précisément, il fallait oser parce que c’est aussi cela, le Ring : des personnages parfois ridicules, des situations absurdes, une ironie grinçante. Que dans ce spectacle la poésie se perde un peu en chemin, malgré d’insistantes références à l’enfance dans la représentation du personnage éponyme, était un corollaire prévisible ; que Krämer ne soit pas devenu subitement le plus subtil et le plus nuancé des metteurs en scène ne surprendra pas grand monde ; mais que Siegfried lui sied bien, avec son action enlevée, son dénouement heureux et sa pléiade de caractères de théâtre, ne fait aucun doute.
Parler de caractères de théâtre, ce soir, c’est surtout parler du Mime complètement déchaîné de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, même si, au II, sa dispute avec Alberich révèle en Peter Sidhom un redoutable adversaire dans ce domaine. Du bel Oiseau des bois d’Elena Tsallagova (mais quitte à montrer son personnage sur scène, pourquoi le faire avec un figurant ?), de l’Erda caverneuse de Qiu Lin Zhang et de l’excellent Fafner de Peter Lobert, un membre de l’Opéra de Dresde qui fait, à cette occasion, des premiers pas remarqués à Bastille, on ne dira que du bien. D’Egils Silins en Wotan aussi, malgré un grave légèrement écrasé, et une propension à sacrifier la ligne de chant et le legato au profit de la seule puissance sonore. Soit tout le contraire de Torsten Kerl, dont le Siegfried profondément musical et superbement inspiré, solide avec ça, sur l’ensemble de sa meurtrière tessiture, mériterait bien une acoustique plus favorable. Brünnhilde, enfin, est dans Siegfried un personnage maltraité : on l’oublie toute la soirée durant, avant de la lancer, encore mal échauffée, dans la vaste conclusion du III. Gênée par l’extrême largeur de l’ambitus requis, Alwyn Mellor ne peut dissimuler très longtemps ce que son timbre a de métallique, ce que sa voix a de raide. Elle fait pourtant face, avec un métier très sûr auquel manque seulement la fièvre qui, à la fin de « Ewig war ich », devrait tout emporter sur son passage.
A l’applaudimètre, ce sont les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris et Philippe Jordan qui emportent tout sur leur passage. Flamboyants de maîtrise, détaillés, profus, virtuoses parfois (merveille ! pas un seul couac dans les « appels du cor » au II !), ils dégagent de la partition des plans sonores et rythmiques particulièrement soignés, qui font merveille dans le prélude du troisième acte, ou dans les fameux « murmures de la forêt ». Mais ils peinent toujours à récolter les fruits de cet immense travail esthétique. Insuffler à la pièce les tensions et les climax qui la rendraient encore plus vivante… En somme, un authentique scherzo !