Après vingt ans de tournées dans les théâtres de la France à l’Espagne en passant par l’Allemagne et le Japon, cette production de Jenůfa – initiée par le directeur de l’époque Marc Clémeur – retrouve son premier port d’attache, l’Opéra-Ballet des Flandres. Dans le programme de salle, le directeur de l’institution, Jan Vandenhouwe, rend un vibrant hommage à ce qui fut pour lui une expérience bouleversante en son jeune âge.
En cette soirée de première, l’efficacité théâtrale de la proposition de Robert Carsen s’avère intacte. Avec des éléments scénographiques réduits et les costumes aux tons sourds de Patrick Kinmonth, avec les belles lumières de Peter Van Praet, il extrait le parcours des personnages de tout folklore pour leur donner une universalité profondément touchante.
La scène en pente recouverte d’une épaisse couche de terre rouge évoque un monde en déséquilibre, où il est malaisé de se mouvoir, de trouver sa place, et qui délaisse le policé pour s’attacher aux instincts les plus bruts.
Des portes blanches ajourées, dépareillées, animent cet espace abstrait composant d’abord une sorte d’arène où Jenufa est seule tandis que tous le village l’épie de l’extérieur. Les spectateurs sont également placés dans cette posture de voyeurs puisque l’avant-scène est obstruée. Puis ce quatrième mur disparaît pour nous permettre d’entrer au cœur du drame qui se joue.
Au second acte, l’espace est à nouveau recomposé, à vue, pour créer ce qui semble d’abord un labyrinthe – celui de la situation inextricable où se trouve l’héroïne – avant de se lire comme les deux pièces de la cabane où la jeune femme cache sa grossesse : l’espace se restreint, étouffant les aspirations de l’héroïne. Cet abri de fortune explose littéralement sous le coup des révélations du meurtre de l’enfant par la sacristine et les portes toutes inclinées vers le centre de la scène semblent autant de flèches accusatrices pointant vers la coupable.
Par contraste, l’image finale s’en trouve plus puissante encore : le plateau surpeuplé est désormais totalement vide à l’exception des deux protagonistes principaux, Jenůfa et Laca. Dans cet espace désolé, la pluie vient transformer le désert en terreau, en champs labouré. L’image du vide fertile, de la douleur transcendée par l’espoir et le pardon n’a jamais semblé plus évidente que dans cette apothéose.
La distribution vocale sert avec autant de talent que de conviction un choix scénique qui va à l’os des choses. Agneta Eichenholz, tout d’abord, s’empare de la figure de Jenůfa à bras le corps avec une sincérité et une intelligence proverbiales. Elle dessine une héroïne parfaitement crédible, aimante, douce, au timbre de miel ambré, au legato enveloppant; elle émeut sans effort apparent. Maria Riccarda Wesseling est une grand-mère faite du même bois mêlé de tendresse et d’autorité vocale sans faille.
Face à elle, la Sacristine se trouve confrontée à une partie plus délicate, éminemment ambitieuse : Natascha Petrinsky se drape d’abord dans une élégance glacée qui fait merveille avant de frôler dangereusement le surjeu lorsque sa raison vacille, qu’elle se trouve « hors d’elle ». La mezzo compose un Janus qui bascule d’une foi fervente mais rigide, à un meurtre effroyable avant que les remords ne la déchirent. Son approche très rythmique donne une énergie singulière à la ligne vocale conduite toujours avec soin et enrichie de nuances raffinées.
Celui par qui le malheur arrive – le Števa de Ladislav Elgr – lutte avec une tessiture un peu tendue pour son instrument mais est tout à fait convainquant scéniquement. Le ténor tchèque est un excellent comédien; il campe un séducteur au charme dépenaillé qui se complaît dans sa veulerie, sa superficialité. Ces caractéristiques en font un personnage bien moins intéressant que Laca auquel Jamez McCorkle offre une stature de colosse qui rend d’autant plus bouleversante l’évolution de son personnage entre pulsions violentes et tendresse infinie. Le ténor américain bénéficie d’une large assise, accrochée haut, d’un grand sens de la mélodie, de la ligne et des couleurs.
Les seconds plans sont excellents, tant les lumineuses Zofia Hanna et Bianca Van Puyvelde (respectivement Jana et la fiancée) que le maire plein d’autorité de Reuben Mbonambi où encore le contremaître à la belle projection de David Stout. Soulignons également l’important travail de diction du tchèque chez l’ensemble des chanteurs, y compris le chœur très investi de l’Opera Ballet Vlaanderen.
Tous bénéficient du soutien d’Alejo Pérez – qui connait bien ce répertoire – et dont la direction ferme, précise, emporte l’Orchestre symphonique Opera Ballet Vlaanderen d’un souffle large et puissant capable également des plus grandes délicatesses pour laisser chaque ligne musicale s’épanouir. Les parties de violon, en particulier font montre d’une remarquable sensibilité.
Un programme à découvrir les 8, 11, 14, 16 juin à Anvers avant une fin de tournée à Gand du 30 juin au 9 juillet.