Dire d’abord la splendeur de l’orchestre et de la direction musicale de Tomáš Netopil : dès les premiers frémissements des cordes graves du Prélude, auxquels répondent les coups de boutoir des timbales et les appels fatidiques des trombones, avant que ne survienne le grand thème aux cordes, qui à la fois sera celui de la Volga et de Katia, cette lecture fouillée, chambriste, attentive aux timbres, souple, respirante, convainc et l’on pressent que ce sera un Orchestre de la Suisse Romande des grands jours…
Partition palpitante, pointilliste, que soulèvent de grandes vagues effusives qui retombent vite, comme les espoirs, les illusions de Katia.
Corinne Winters © GTG-Carole Parodi
Une Bovary russe
Deuxième émerveillement, pourquoi ne pas le dire tout de suite : Corinne Winters. On l’avait beaucoup aimée en Jenůfa, elle est une Katia à la fois fragile, frémissante, farouche, aspirant désespérément à la liberté et à l’amour, une Bovary russe, écrasée par le poids des convenances et de la fatalité. Mince silhouette en chemise de jour et bottes fatiguées, elle habite le plateau de sa présence désemparée.
Que dire de la voix ? Elle semble parler naturellement le Janáček. Affaire de couleurs vocales évidemment, avec quelque chose de nativement mélancolique dans le timbre. L’accablement des jours, les désirs d’évasion, la peur du péché, les bouffées d’insolence, le désir exaltant puis réprimé, tout cela passe par la grâce d’une projection, d’une incandescence, d’une puissance étonnantes venant d’une silhouette si frêle. Et puis, surtout, ce naturel, cette évidence…
© GTG-Carole Parodi
Aucun pittoresque dans la mise en scène de Tatjana Gürbaca, qui se resserre sur le drame de Katia, sa passion absurde pour le pâle Boris, le poids des relations familiales et sociales. Nous n’avions été que modérément convaincu par la scénographie de sa Jenůfa genevoise et nous avons le souvenir d’un énorme escalier de bois qui encombrait la scène et gênait les mouvements.
Ici, tout s’inscrit dans une boîte claire, qui pourrait suggérer une terrasse sur la Volga. Et d’ailleurs avant le lever de rideau (virtuel) on voit en projection au fond et sur les côtés l’immense fleuve aux flots calmes. Qu’ensuite on ne verra plus, seul l’orchestre le suggèrera.
Focale sur les voix et sur les âmes
Cette boîte lumineuse, très éclairée, outre qu’elle a la vertu acoustique de resserrer la focale sur les voix, s’ouvrira par le fond pour révéler un prolongement en perspective, qui pourra figurer une chambre où Katia et Boris réfugieront leurs amours clandestines.
Ce décor (de Henrik Ahr) est d’abord un espace mental, le lieu d’enfermement des consciences, et la scène finale en fera une manière de cour de prison, ou plutôt d’asile.
Les acteurs-chanteurs se déplacent sur un plan très incliné, qui les met en danger, en tout cas en inconfort (et au salut le chef d’orchestre, moins habitué qu’eux, partira en glissade et manquera de peu s’envoler dans la fosse…)
Ena Pongrac, Sam Furness © GTG-Carole Parodi
Couples en miroir
Parmi les thèmes récurrents de la mise en scène, celui du miroir, d’ailleurs suggéré par le livret. Au couple central Katia-Boris, répond le couple Varvara-Kudrjaš : Varvara est l’amie, la confidente, la complice, l’alter ego frivole et flirteuse, Kudrjaš est l’instituteur du village, esprit positif et « moderne », reflet du compositeur peut-être. Ena Pongrac et Sam Furness, elle mezzo au timbre juvénile, lui ténor lyrique lumineux incarnent avec clarté ce couple à la sensualité décontractée (ils sont bien les seuls dans ce contexte). C’est Kudrjaš qui, après l’orage du troisième acte, se lancera dans un étonnant éloge du paratonnerre, auquel l’obtus Dikój répondra que les orages sont une punition divine.
A gros traits
Dikój et la Kabanikha, la belle-mère, composent l’autre couple-miroir. Dont la mise en scène accentue caricaturalement le grotesque. C’est d’ailleurs assez farce de voir Tómas Tómasson, qui fut sur cette scène le Wotan d’une mémorable Tétralogie, noircir sa voix à plaisir et dessiner une silhouette d’abruti passablement inquiétant, un peu lubrique quand il n’est pas tyran domestique.
La scène nocturne où, ivre, il entreprend de lutiner la vieille (ce qui, dirons-nous, tord un peu le bras du livret, mais admettons…) est un grand moment grimaçant et de pas très bon goût.
Une belle mère hallucinée
Le rôle de l’oppressante belle-mère, Marfa Kabanova, est moins développé que celui de la Kostelnička dans Jenůfa et Janáček ne lui propose guère qu’une panoplie de phrases anguleuses, d’expansion assez courte. Elena Zhidkova supplée à cette peut-être frustration par une composition saisissante, comme hallucinée, silhouette étriquée d’un conformisme grinçant, tyrannisant son fils débile, en petite robe de confection (costumes vintage de Barbara Drosihn).
Elena Zhidkova, Ena Pongrac, Corinne Winters, Magnus Vigilius © GTG-Carole Parodi
Il y a un parti pris d’excès dans la lecture de Tatjana Gürbaca. Le fils soumis, Tikhon, est parfaitement ridicule, grand échalas en complet trois-pièces marronasse, totalement sous le joug de sa mère. Faut-il que la pauvre Katia soit en mal d’affection pour lui faire de telles démonstrations d’affection (et pour tout dire rampe sur lui) au moment de son départ. D’où la pique de la belle-mère : « Impudente ? Est-ce ton amant que tu quittes ? » Magnus Vigilius dessine avec abnégation la silhouette que lui propose la mise en scène.
Les sincères
On l’a compris, Tatjana Gürbaca pour mieux mettre en évidence l’authenticité, l’honnêteté ou l’humaine faiblesse des Katia-Varvara-Boris-Kudrjaš surligne sans complexe les ridicules, la sottise, la mesquinerie des Kabanikha-Dikój-Tikhon. C’est un parti pris : les marionnettes d’un côté, les sincères de l’autre. Parti pris qui ne tient que par la grâce, la vérité, de la composition de Corinne Winters.
Rien n’est plus charmant que de voir Varvara et Katia jouer à la mariée, comme des enfants attardées, se parant d’amples jupons de plumetis froufroutant, vaporeuses entorses à la grisaille de leur quotidien. Rêver sa vie, pour échapper au piège du mariage et se souvenir de l’enfance : « Maman m’habillait comme une poupée… J’aimais passionnément me rendre à l’église…. »
Celle sincérité, cette vérité, on les entend dans la voix de Corinne Winters, dans les lignes musicales que dessine Katia. Elle est d’ailleurs la seule à qui le compositeur réserve de longues interventions et d’amples phrases lyriques que soutiennent les cordes, comme des respirations dans la marqueterie de mots et de micro-évènements orchestraux de cette partition. Et le chef respire avec elle.
Corinne Winters, Aleš Briscein © GTG-Carole Parodi
Duo transgressif
La question du mariage est continûment en arrière-plan de cet opéra (comme de Jenůfa d’ailleurs). Celui de Janáček n’avait jamais été idyllique. L’étonnant est qu’il écrit ce drame absolu de l’incompréhension, de l’incommunicabilité, du désespoir matrimonial, alors qu’il vit une idylle tardive et vraisemblablement platonique, en tout cas exaltée, avec une jeune femme plus jeune lui de trente-huit ans (il en a soixante-sept).
Alors qu’il est pour la première fois de sa vie parfaitement heureux, il donne cette partition tragique. Pourrait-on dire que Katia, c’est lui, de même que Mme Bovary c’est Flaubert, comme on sait ? En tout cas, les tourments et les palpitations de l’amour, c’est par elle qu’il les fait chanter.
Boris est un bonhomme assez plat, nostalgique de lointaines racines nobles qu’il aurait, rêvant d’aller vivre à Moscou tel un personnage de Tchekhov, mais dépendant économiquement de son oncle Dikój… Il est tombé amoureux d’une apparition lumineuse qu’il a vue à l’église, une femme mariée… C’est dire que la hantise de transgresser la loi divine et tout ce qui pèse sur cette petite communauté mesquine et étouffée préside dès le début à cette liaison.
Corinne Winters, Ena Pongrac, Aleš Briscein, Sam Furness © GTG-Carole Parodi
Le duo d’amour Katia-Boris est l’un des grands moments de cet opéra. Un immense, un interminable silence le précède, comme si Tomáš Netopil voulait en marquer la solennité ! C’est là qu’on pourra admirer la clarté du timbre, le lyrisme très clair d’Aleš Briscein. Combien de circonvolutions avant qu’il ose lancer son éclatant « Je vous aime plus que tout au monde », et qu’elle lui réponde dans une phrase qui montera jusqu’au si bémol « Ta volonté me gouverne ». Alors une longue mélodie du cor s’alliant aux violons puis aux cordes graves enveloppera d’harmonies suaves ce baiser.
C’est l’un de ces moments où l’on a le sentiment, notamment parce que l’OSR sous la baguette de Tomáš Netopil semble parler naturellement le Janáček, d’une symphonie avec voix obligées.
Et par un singulier effet de mise en scène on verra Katia et Boris sortir du cadre (de scène) comme pour suggérer qu’ils se libèrent des conventions sociales. A l’extrême fin de l’opéra, Katia en sortira une seconde fois, mais ce sera pour plonger dans la Volga.
© GTG-Carole Parodi
Seule vivante
On le sait, cet opéra est démarqué d’une pièce d’Ostrovski, L’Orage. C’est à la faveur d’un orage (et l’eau tombant des cintres sur les parapluies et sur le sol ajoutera un singulier effet de réel) que Katia avouera son crime, sa transgression. Dès lors, il n’y aura d’autre issue pour elle que la mort.
Très saisissante la dernière scène. Déchirante, même.
Elle se déroule (en principe) au bord de la Volga, qui coule indifférente aux malheurs des hommes et des femmes. Katia est seule, d’abord. Elle se morfond, ressassant son péché, elle attend que le Bon Dieu vienne lui donner la mort, mais il ne vient pas. C’est Boris qui survient pour lui faire ses adieux, son oncle l’envoie en Sibérie pour affaires. « Ne te tourmente pas pour moi », lui dit-elle. « Il s’agit bien de moi ! Je suis libre comme l’air », répond-il stupidement. Ou cruellement.
Scène finale © GTG-Carole Parodi
Pendant toute cette scène, alors qu’on entend une fois de plus des oiseaux chanter à l’orchestre, oiseaux qui sont à l’image des rêves d’envol et de bonheur qui furent les siens, Katia ne sera pas seule.
Outre le décidément lamentable Boris, on voit en arrière-plan, tournant en rond, tous les autres personnages répéter mécaniquement le même geste : Dikój sort un objet de sa poche, le contemple, l’y remet, fait quelques pas, va croquer dans une pomme, et revient s’asseoir avant de recommencer ; Tikhon refait inlassablement son nœud de cravate (rouge) ; la Kabanikha, hébétée, hallucinée, robotique, va se regarder dans le miroir que lui tend Glacha la servante, revient, y retourne ; Kouliguine montre un livre à Kudrjaš… L’image qui vient à l’esprit (peut-être fausse), c’est celle de la cour d’un asile où tourneraient quelques monomaniaques.
Autre idée : qu’abandonnée par son amant incertain, Katia serait la seule vivante parmi ces morts. Vivante parce qu’elle a connu l’amour vrai.
C’est réconciliée avec la nature qu’elle mourra : « Tout est tellement silencieux, tout est tellement beau… mais il faut mourir… » Au loin, on entendra un chœur à bouches fermées.
C’est la Volga qui soupire, précise Janáček.
Exceptionnel spectacle, l’un de ceux, assez rares, où tout est en cohérence, l’œuvre, la distribution, la mise en scène, l’esprit de la direction musicale.
Et la justesse de l’émotion.
Corinne Winters © GTG-Carole Parodi