C’est un opéra bien singulier que cette Petite Renarde rusée de Janáček. Non pas seulement parce qu’il met en scène des animaux qui parlent (on s’y est habitué, depuis le Panchatantra et les Fables d’Ésope), mais parce que, conte sans vrai déploiement narratif, il laisse le lyrisme à l’orchestre et fait grouiller sur la scène un microcosme tantôt attendrissant tantôt cruel, qui se croise en passant sans jamais s’arrêter de vivre, dans un mouvement perpétuel qui le conduit de la vie à la mort, puis de nouveau à la vie. Si cette singularité a semblé déconcerter quelques spectateurs lors de la première (qui quittent la salle à l’entracte, à moins d’une demi-heure du finale), l’enthousiasme de la majorité du public salue justement une représentation réussie de l’œuvre de Janáček, qui fait son retour après quinze ans d’absence à l’Opéra de Paris.
Le premier rôle, sans conteste, est tenu par la fabuleuse écriture orchestrale de Janáček, qui oscille entre simplicité extrême (des inspirations folkloriques et des effets de mimétisme) et audaces harmoniques inattendues. À ce jeu, l’orchestre de l’Opéra de Paris excelle sous la baguette de Juraj Valčuha qui faisait ce soir des débuts remarqués dans la maison. Sa sensibilité sert à merveille le flux moiré et délicat de la musique du Tchèque, rendant justice aux élans lyriques qui durent quelques mesures et à leurs contreparties grinçantes ou terribles, mais toujours fugaces. L’orchestre donne ainsi tout son sens à une scène comme celle de l’acte 2 où l’instituteur, ivre, déclare son amour à un tournesol en pensant parler à sa bien-aimée et où, malgré le ridicule évident de la situation, perce une sincérité émouvante de la passion : cette ambiguïté était audible dans la fosse. Tout juste peut-on regretter un manque relatif de magie dans les premières mesures, si belles, et noter quelques décalages chez les cuivres qui seront vite corrigés après la première. Un unique problème demeure, nous y reviendrons, celui de l’équilibre avec un plateau vocal trop souvent inaudible.
La reprise de la mise en scène d’André Engel (créée à Lyon en 2000) est assurée par Dagmar Pischel. La scénographie, sans choix marquants, sert efficacement la fable avec de beaux moments visuels (le mariage des renards, la marmaille des renardeaux roux se détachant sur un fond enneigé) et des réussites comiques (la tornade de plumes lors du massacre des poules). La direction d’acteurs est bien pensée et exécutée. On peut regretter que la mise en scène dans son ensemble, descriptive voire illustrative, ne rende pas avec autant de finesse que la fosse la réversibilité d’humeur et de ton de l’opéra. Une ambiance cartoonesque domine, qui, certes, rappelle que c’est dans une BD que Janáček trouva l’idée de son opéra, mais qui tire peut-être un peu trop vers le monde de l’enfance une de ces œuvres qui ne semblent enfantines qu’aux adultes. Nous n’insisterons pas plus sur les défauts de cette mise en scène (déjà évoqués en 2010 par notre collègue), qui demeure malgré tout plutôt efficace.
On retiendra surtout les costumes fantasques et parfois cocasses (mention spéciale pour les poules ménagères en rose fuchsia et leur coq à la virilité saillante) d’Élisabeth Neumuller, qui a très habilement marié les caractères animaux et humains. Cette inventivité sert avec justesse le propos d’un opéra où les frontières entre les espèces s’estompent.
La distribution est dominée par l’excellente Renarde d’Elena Tsallagova, déjà interprète du rôle-titre lors de l’entrée au répertoire de l’opéra en 2008, et qui lui donne ici tout son relief. Elle allie à des qualités vocales indiscutables (quoique peu exposées par la partition) un charme et une aise admirables, qui la rendent crédible dans ses comportements animaux. Tout le duo avec le Renard devient un moment de bravoure, délicieux et comique quand la Renarde, en matamore, évoque ses exploits guerriers et d’un pathétique consommé lorsqu’elle s’interroge sur sa beauté. Paula Murrihy s’avère une actrice également convaincante, proposant un Renard un peu pataud mais pas moins sincère, qui semble un peu s’écraser face à l’exubérance de sa comparse. Milan Siljanov, le garde-chasse sonore et au timbre agréable, est vocalement très satisfaisant dans son rôle (à l’origine prévu en Vagabond, il remplace Iain Paterson, appelé pour L’Or du Rhin).
On nous pardonnera de ne pas énumérer tous les rôles de cette riche distribution, mais citons l’émouvant instituteur d’Éric Huchet et le vagabond mi-comique mi-haïssable de Tadeáš Hoza. Il faut signaler néanmoins qu’une partie non négligeable des petites interventions ont été peu ou pas audibles, et pas uniquement du côté des enfants du Prague Philharmonic Children’s Choir dirigé par Petr Louženský. Ce problème d’équilibre réduit l’opéra, parfois un peu longuement, à une pantomime décevante.
Enfin, saisissons l’opportunité de ce spectacle en tchèque pour rendre hommage à un des métiers de l’ombre de l’opéra, celui de coach linguistique. Janáček n’hésite pas à intégrer dans son texte des termes et prononciations dialectaux, traduction linguistique de ses recherches dans le folklore, ce qui ne facilite pas la tâche des chanteurs. Il semble qu’Irène Kudela, coach en langues slaves habituée de l’Opéra de Paris, ait accompli avec brio sa mission, puisque Tadeáš Hoza, le seul chanteur tchèque de la distribution, a salué son travail en interview.