L’un des sujets favoris du spectateur lyrique est certainement la fin de carrière des chanteurs. A l’écouter, on apprend souvent à raison que telle soprano aurait dû s’arrêter il y a dix ans, que ce pauvre ténor a bien fait de se réfugier dans des seconds rôles chez Puccini, mieux taillés à ce qui lui reste d’appareil vocal, surtout depuis qu’il est passé baryton, qu’il faut laisser la place à la jeune génération, et que Blomstedt, quand même, c’est plus ce que c’était. En lisant le casting de cette reprise de l’Affaire Makropoulos, ce même spectateur lyrique a probablement froncé les sourcils : « Allons, Karita Mattila en Emilia Marty, est-ce bien raisonnable ? ». Soyons justes avec lui, sa dernière apparition à la Grande Boutique (Herodias chez Strauss il y a tout juste un an) n’était pas la plus éclatante qu’on lui ait connue. Emilia Marty est un rôle redoutable, où nombre de chanteuses en pleine santé laissèrent leur larynx.
Et pourtant, quel coup de maître que ce choix : rarement l’adéquation entre œuvre, mise en scène et distribution n’aura été aussi juste. Pour illustrer le destin tragique d’une cantatrice immortelle, Krzysztof Warlikowski situe l’action dans un Hollywood triste et glacé, où l’on assiste à la lente agonie d’une Emilia Marty aux allures assumées de Marylin Monroe. C’est dans ce double rôle d’icône de l’opéra et de vedette de cinéma que Karita Mattila excelle : tout à la fois lucide et disjonctée, elle est une Emilia Marty usée d’avoir trop vécu, et pourtant passionnément vivante. Sa voix reflète cette dualité : elle porte le passage des années (projection amoindrie dans le médium, quelques sons en force), mais son immense talent d’actrice et de musicienne la fait véritablement triompher des assauts de la partition. Mattila est Marilyn, qui est Marty, qui est Makropoulos, c’est l’équation qui s’impose à l’écoute de cette prestation.
Bien que moins exposé, le reste de la distribution est tout à fait à la hauteur des enjeux. Pavel Černoch prête son timbre vaillant et héroïque aux saillies passionnelles d’Albert Gregor. Le Jaroslav Prus crâneur et solennel de Johan Reuter épate tout autant que l’assurance de Károly Szemerédy en Doktor Kolenaty. Le couple formé du Janek « un peu bête et trop blond » de Cyrille Dubois, et de la voix fraîche mais robuste d’Ilanah Lobel-Torres amuse tout autant que le Vitek pétillant et chic de Nicholas Jones. La touchante apparition de Peter Bronder en improbable Hauk-Šendorf complète un panel de personnages finement dessinés.
Dans la fosse, Susanna Mälkki fait des miracles avec une partition pourtant à la limite du jouable. L’orchestre sonne admirablement, sans que les particularités du langage janačékien soient édulcorées. Osons une mention toute particulière aux cuivres sous et sur la scène, dont les fanfares hallucinantes sont exécutées avec une remarquable précision.
Une fois n’est pas coûtume, l’Affaire Makropoulos est un chef-d’œuvre qui se joue dans une salle à moitié vide. La crainte d’une contre-performance de la part du rôle titre en est-elle la raison ? Gageons que ce compte-rendu réconciliera le spectateur sceptique avec ce qui est certainement l’un des plus beaux spectacles de la saison lyrique parisienne.