Alors que le Daphnis donné en ouverture de saison n’avait guère convaincu (voir brève), le Théâtre des Champs-Elysées s’est bien rattrapé dimanche soir avec une interprétation portée à l’incandescence par la direction inspirée de Yannick Nézet-Séguin, à la tête d’un Orchestre Philharmonique de Rotterdam chauffé à blanc. Tous les musiciens ont été longuement ovationnés, lors de saluts d’ensemble ou individuels, aucun instrument soliste n’ayant manqué son occasion de briller dans cette partition rutilante, qui requiert pas moins de sept percussionnistes. Les quatre-vingt-cinq choristes de la Wiener Singakademie n’étaient pas en reste et ont eux aussi livré une prestation admirable, même si elle se limite à des « Ah » exprimant des affects variés.
Cependant, pour les amateurs d’art lyrique, le principal attrait de ce concert Ravel n’était pas sa deuxième partie, mais les vingt premières minutes, au cours desquelles Anna Caterina Antonacci interprétait Shéhérazade. On connaît depuis plusieurs années les immenses affinités que la cantatrice italienne cultive avec la langue et le répertoire français : qui, mieux qu’elle, défend aujourd’hui le rôle de Cassandre dans Les Troyens ? Quelle est la Carmen que s’arrachent les salles du monde entier ? Avec sa tessiture indéfinissable, qui lui a permis d’aborder les rôles les plus divers, Antonacci mène une carrière à part, bien reflétée par le DVD mais rarement par les micros des studios. Avec Yannick Nézet-Séguin et ce même Orchestre Philharmonique de Rotterdam, pourtant, elle a enregistré un des fleurons de son répertoire, bien rôdé en concert, La Mort de Cléopâtre, un disque Bis sorti en février dernier.
On pouvait donc supposer qu’une certaine complicité unissait la chanteuse et les instrumentistes, et l’attente n’a pas été déçue. Anna Caterina Antonacci a déjà donné Shéhérazade avec d’autres orchestres, notamment à Bruxelles en septembre dernier. On retrouve ici sa science infinie de la déclamation, une articulation que maîtrisent bien peu de ses rivales, même – surtout ? – francophones, et cet investissement dramatique qui lui permet de montrer en scène des personnages de chair et de sang. « Asie » frappe tout d’abord par l’extrême douceur avec laquelle sont prononcés les premiers mots, avant que la voix prenne plus d’ampleur, sans pouvoir toujours éviter d’être couverte par les déchaînements orchestraux ; les pianissimi sont superbes, les e muets sont idéalement négociés. « La Flûte enchantée » marque moins car, des trois mélodies qui forment l’œuvre de Ravel, c’est sans doute celle qui offre le moins à la chanteuse l’occasion de déployer toute sa palette de couleurs. En revanche, « L’Indifférent » laisse une impression inoubliable, tant ces trois strophes deviennent, émaillées de voyelles toutes exactement calibrées et de consonnes finement ciselées, une véritable scène d’opéra, transfigurée par une intériorité ô combien douloureuse. Gageons qu’un disque viendra bientôt immortaliser cette interprétation, avec une couverture médiatique d’autant plus importante que l’orchestre et le chef sont désormais sous contrat avec EMI.