C’est une production de janvier 2017 à l’opéra de Lyon qui vient d’établir ses quartiers pour le mois de novembre au Théâtre Royal de la Monnaie. Elle arrive précédée d’un lourd nuage de souffre (la polémique a peut-être été attisée par le département communication de la maison pour attirer le spectateur) : Castellucci présenterait une vision de Jeanne d’Arc iconoclaste et scandaleuse, s’attirant les foudres des ligues de vertu et de la manif pour tous, lesquelles auraient bien voulu faire interdire le spectacle. Un service d’ordre est même disposé à l’entrée du théâtre pour assurer le bon déroulement de la soirée.
Vu depuis Bruxelles, disons le d’emblée, toute cette polémique paraît complètement ridicule et ce pour de multiples raisons. D’abord, le visuel du spectacle ne présente rien de scandaleux et traite la figure centrale avec beaucoup d’humanité et de respect. Le fait de présenter Jeanne comme un personnage au genre mal défini ou de lui faire quitter ses vêtements au cours du spectacle ne constitue ni une offense ni un outrage et s’il y a scandale dans la production de Castellucci, ce n’est certainement pas là qu’il se trouve, nous y reviendrons.
Audrey Bonnet (Jeanne)© Bernd Uhlig
Ensuite, la figure de Jeanne d’Arc n’a pas hors de France la portée symbolique qu’on lui a forgé au fil du temps dans l’hexagone, en particulier comme symbole politique de la résistance nationale après la défaite de 1870 et plus récemment comme figure emblématique de l’extrême droite contemporaine dans son combat contre l’invasion migratoire. (Sur le plan purement historique, signalons aussi au passage que les provinces belges faisaient partie, au XVe siècle, des Etats bourguignons en lutte contre la France, ceux-là mêmes qui capturèrent Jeanne à Compiègne en 1430 et la vendirent aux Anglais. Ce n’est certes pas un acte de gloire, mais cela établit sans conteste qu’à Bruxelles, elle serait plutôt en territoire ennemi…). Sainte et martyre (elle fut béatifiée en 1909 puis canonisée en 1920), Jeanne reste cependant une figure religieuse respectée dans les milieux chrétiens, et devient aujourd’hui, c’est à la mode, un.e emblème féminicidé.e, victime de la barbarie masculine. Cette évolution fort intéressante montre à quel point les vues de l’histoire sont changeantes selon les regards et au fil du temps, le même mythe servant de support et de démonstration aux idéologies émergeantes ou dominantes de chacune des époques qu’il traverse et qui le ravivent.
La partition d’Honegger est un oratorio un peu grandiloquent mais qui comprend des pages musicales de grande beauté et d’une écriture très riche à côté de nombreux passages simplement récités. Le livret de Claudel, lui, a mal résisté au temps. Certains tableaux, comme le procès mené par des animaux au simple prétexte que l’évêque s’appelait Cauchon, sont d’une affligeante puérilité ; le propos ambitieux mais dégoulinant de mysticisme et la langue ampoulée constituent certainement la principale faiblesse de l’œuvre. Vouloir la mettre en scène, c’est à dire transformer l’oratorio en opéra, est une vraie gageure que Castellucci réussit cependant admirablement. La force de son théâtre est telle qu’elle emporte tout sur son passage, transcende les genres et s’impose sans conteste.
Car c’est en effet un spectacle extrêmement fort qui est donné ici à voir, reposant principalement sur la performance scénique d‘Audrey Bonnet (Jeanne), mais aussi sur la vision du metteur en scène qui parvient à intégrer le personnage de Jeanne dans un univers contemporain ou presque – celui d’une école des années ’50 – à donner sens à son martyr et à émouvoir le spectateur par des images percutantes et belles. Tout le reste, décors, chanteurs et comédiens, n’est qu’accessoire. C’est là toute la force de Castellucci, tout son art, son génie. Et c’est la raison pour laquelle il faut absolument aller voir ce spectacle, mais le voir pour ce qu’il est, du théâtre. Car il y a un prix à payer, et il est lourd : la scène ne montrera que les comédiens, eux seuls ont droit à la lumière. Tous les chanteurs, qu’il s’agisse des chœurs, des chœurs d’enfants ou des solistes sont placés dans le noir absolu, cachés dans les oreilles de scène ou au poulailler, cette disposition particulièrement humiliante et périlleuse entrainant d’ailleurs de nombreux décalages avec la fosse et rendant le texte chanté, français et latin confondus, très largement incompréhensible. Heureusement, il y a des surtitres…
Le chef d’orchestre Kazushi Ono, qui retrouve après plus de 10 ans un orchestre qu’il a contribué à moderniser (il fut à Bruxelles directeur musical de 2002 à 2008), consent à ces dispositions peu propices à l’épanouissement de la musique et du chant, et donne de la partition une version malgré tout très soignée, colorée et enthousiaste, très dramatique, soutenu par l’orchestre en très grande forme et une distribution de chanteurs de bonne qualité et homogène.
Dans la lutte menée ces 20 dernières années entre le théâtre et la musique – et qui constitue de loin le fait le plus marquant de l’évolution récente de l’opéra, privilégiant sans cesse davantage ce qui se voit sur ce qui s’entend –, le spectacle de Castellucci franchit donc une étape supplémentaire qui est celle de la disparition du chanteur. Il y a longtemps que lui-même et ses camarades avaient relégué les chœurs dans la fosse, dans les coulisses ou dans le noir, mais personne encore n’avait osé faire subir le même sort aux chanteurs, à tous les chanteurs. C’est maintenant chose faite et cette évolution fait frémir. Que la direction de la Monnaie se réjouisse de voir ainsi l’opéra mourir à petit feu, que personne ne s’en émeuve, fait frémir encore davantage.
Au moment des saluts, le spectateur est donc invité à applaudir des visages qu’il n’a pas vu, ce qu’il fait pourtant bien docilement, de sorte qu’il est impossible de dire qui est qui, le critique lui-même y renonce. Les chanteurs dépouillés de leur personnalité resteront irrémédiablement dans l’ombre, puisque telle est la volonté du metteur en scène.