Revoir, quelques mois seulement après une première série de représentations, la bonbonnière fastueuse du Chevalier à la Rose selon Otto Schenk. Voilà qui ne dérange pas une seconde le public du Staatsoper, habitué à ce que les productions les plus célèbres (et les plus anciennes) de la maison soient programmées deux ou trois fois par saison. Et voilà qui réjouira le mélomane qui, bien en mal de savoir que préférer entre deux distributions rivalisant de prestige, se plonge complaisamment dans un petit jeu de comparaisons.
A quelques jours de Noël, on nous offrait surtout l’extraordinaire Maréchale d’Anja Harteros, qui étrennait ce rôle nouvellement inscrit dans son répertoire avec l’aisance et le naturel des plus grandes ; elle dominait naturellement un très bon trio, complété par des chanteurs maison. Entre celle qui nous émerveillait en maîtrisant déjà, et celle qui nous fascine en enthousiasmant encore, qu’il serait dur de choisir ! Nina Stemme retrouve un personnage qui lui a déjà fait remporter quelques triomphes retentissants, mais ne s’autorise aucune routine. Ni sa fréquentation des lourds emplois wagnériens ni la couleur foncièrement sombre de son timbre n’altèrent la légèreté toute mozartienne qui transparaît à chaque contour de la partition ; les larmes derrière le sourire, la gravité sous le brillant, l’amertume dans la douceur, le théâtre tout en retenue : cet art suprême du chant et du mot est bien celui d’une Kammersängerin, grade auquel à la soprano suédoise a été élevée au lendemain de ces représentations.
Mais autour de la Maréchale, cette fois, plus aucun faire-valoir : c’est à l’Oktavian d’Elina Garanca que reviennent les faveurs du public. La superbe lettone ressemble à un jeune homme à peu près autant que Bruce Willis à une vieille fille ? Qu’importe si elle ne prend jamais la peine de revêtir les ambiguïtés de l’androgynie; ce qu’elle offre est avant tout un chant, un chant de velours, un chant virtuose, un chant puissamment projeté et admirablement phrasé, qui suffit à déclencher les plus tonitruantes ovations. Un chant qui se marie assez idéalement à celui de Stemme, et que vient rejoindre, sensible et élégant, l’art de Miah Persson, incontournable dans un de ses meilleurs rôles. Et l’on ne regrettera pas une seconde que ce trio soit de pure vocalité ; ce soir, les notes régnaient sans partage : ainsi soit-il, quand elles sont si superbement chantées.
Les contours scéniques de la « mascarade viennoise », ce sont le Baron Ochs de Kurt Rydl et le Faninal de Franz Grundheber, toujours farces, souvent déchaînés, encore adorés d’un public qui ne se lasse pas de les revoir dans ces rôles à peu près pour la centième fois, qui les esquissent. Veine tragi-comique savamment exécutée et dûment applaudie, mais l’oreille est déjà ailleurs, du côté de la fosse d’orchestre, où Jeffrey Tate tend à ses trois protagonistes un miroir où elles peuvent s’admirer à l’envi. Plus rutilant que jamais, l’orchestre de l’Opéra trouve, sous l’impulsion du chef britannique, des couleurs chatoyantes et nuancées où la nostalgie affleure juste après la joie, où le brio n’est jamais bien long à se parer de teintes automnales, où le sourire, dans une œuvre où chaque amour devient bientôt une amour morte, se fige rapidement. Assez peu de tension, presque aucun « climax », aucun souffle coupé, mais tout au long de la soirée, une certaine atmosphère, entre rire et larmes, qui est le sel, sinon le sucre, de ce Chevalier à la Rose. Se pourrait-il que certaines œuvres n’aient pas besoin de théâtre ? Ce soir il y en avait peu, mais il ne nous manquait rien : là opère peut-être la secrète alchimie de la musique.