Un an après Bordeaux (voir le compte-rendu de Sylvain Fort), c’est au tour de l’Opéra de Rouen de reprendre la production de Jenufa réalisée pour Monte-Carlo par le metteur-en-scène allemand Friedrich Meyer-Oertel dans un décor épuré. Pas de moulin. Pas de bief. Un terrain vallonné recouvert d’herbe rase, surmonté d’une toiture en bois. Quelques accessoires. Un mobilier réduit. L’éclairage suffira à marquer les trois saisons durant lesquelles va se jouer cette tragédie dans un village isolé de la Moravie slovaque.
L’intrigue mélodramatique se déroulant dans un cadre bucolique a parfois à tort fait classer Jenufa parmi les opéras véristes. La complexité des liens psychologiques entre les personnages aboutit à des rôles exigeant une forte caractérisation dramatique aussi bien scénique que vocale. Les chanteurs réunis à Rouen se montrent à la hauteur du défi.
Dans le rôle-titre, Barbara Haveman domine de loin la distribution. La voix bien posée n’est ni mièvre ni artificielle. Le timbre est velouté, l’articulation précise. La lumineuse soprano néerlandaise se montre particulièrement douce et émouvante dans sa fervente prière à la Vierge du deuxième acte « Et protège mon Stevuska, garde le moi… », alors qu’une vraie tragédienne se révèle au troisième acte. Son cri déchirant, « Dieu, o mon Dieu, c’est mon petit garçon, c’est mon petit garçon ! » transperce directement le cœur.
Seule interprète de la distribution bordelaise, Hedwig Fassbaender dispose de tous les moyens vocaux de la partition. Cependant la voix peu colorée et le jeu dramatique manquent quelque peu de noirceur et d’ascendant pour incarner un personnage aussi complexe et inquiétant. Les mezzos Elzbieta Ardam (L’aïeule) et Albane Carrère (Karolka) tiennent leurs rôles avec compétence. Dans sa courte apparition, on remarque la présence scénique de la charmante Marie-Paule Bonnemason (la femme du maire). Même bonne qualité du chant des rôles masculins secondaires : Roger Joakim (le contremaître)et Guillaume Paire (le maire).
Par rapport au personnage de Steva, arrogant, brutal et veule, la voix saine et énergique du ténor James Mc Lean manque quelque peu de caractère ; il compense largement par ses talents d’acteur. Dans celui, plus lyrique de Laca, on souhaiterait davantage de flamme, mais Attila Kiss-Balbinat séduit par sa voix claire au timbre plaisant, son élocution facile et sa sincérité.
Assurément bien préparés, les chœurs sont à la hauteur de leurs interventions gouailleuses et tapageuses non négligeables pour la réussite du spectacle. Reste à louer un orchestre fermement mené par Oswald Sallaberger. Avec ses glissements, ses crescendos rythmés, ses dissonances, ses ostinatos, Janacek crée une musique tournoyante, angoissante, obsédante. Dans ce paysage agreste, emprunt de douceur, selon la volonté du metteur en scène, le chef réussit à faire monter de la fosse profonde de cette salle à l’acoustique assez mate, l’étonnante narration instrumentale intimement liée aux sonorités de la langue tchèque. Le drame couve, s’accomplit, éclate au grand jour, avant de s’apaiser avec le pardon de la victime.